Santé numérique: «L’IA peut apporter de nouvelles applications pour la pratique clinique»

Santé numérique: «L’IA peut apporter de nouvelles applications pour la pratique clinique»

L’intelligence artificielle franchit un nouveau palier dans le domaine de la santé et de la médecine. Cet outil permet une meilleure offre de soins et une multitude d’avantages aux patients et aux praticiens. Entretien avec Dr Rajae Ghanimi, médecin spécialiste en médecine du travail, chercheuse (Phd) en intelligence artificielle appliquée à la médecine, auteure et présidente fondatrice de l’association Hippocrate DS.

 

Par Ibtissam Z.

Finances News Hebdo : Quel impact peut avoir l'intelligence artificielle sur la santé publique, surtout que le Maroc est en pleine réforme de son système de santé ?

Dr Rajae Ghanimi : Le déploiement accéléré de l'intelligence artificielle (IA) dans le domaine de la santé marque l'avènement d'un nouveau paradigme pour la promotion de la santé publique, promettant de révolutionner notre approche en matière de prévention des maladies, de surveillance épidémiologique et de prestation de soins médicaux. Cette transformation annonce des améliorations significatives en termes d'efficacité, d'efficience et d'équité pour les interventions de santé publique. Les applications de l'intelligence artificielle en santé publique sont aussi vastes que diversifiées. L'une de ses influences les plus marquantes se manifeste dans le domaine de la surveillance des maladies et des prédictions épidémiologiques. En analysant d'importantes quantités de données provenant de sources variées telles que l'Internet, les données téléphoniques, les plans de vol des avions et les données météorologiques, l'intelligence artificielle permet de prédire avec une certaine fiabilité quand et où une éventuelle maladie pourrait se propager.

Bien que cette science ne soit pas toujours parfaitement précise, elle a démontré son efficacité, notamment dans le cas de la Covid-19 et de l'épidémie de Zika au Brésil, où l'application canadienne BlueDot avait anticipé la transmission en Floride. Cette capacité prédictive permet aux autorités sanitaires de prendre des mesures préventives proactives, réduisant ainsi l'impact et préservant des vies. De plus, l'intelligence artificielle peut dynamiser la promotion de la santé en fournissant des recommandations personnalisées, des messages de prévention individualisés, et en gérant la vaccination. L'expérience du Maroc dans la gestion de la campagne de vaccination contre la Covid-19 en est un exemple réussi. Les algorithmes d'intelligence artificielle intègrent les données de santé, les habitudes de vie et même les informations génétiques d'un individu pour élaborer des conseils personnalisés concernant l'alimentation, l'activité physique et d'autres comportements impactant la santé. Cette approche préventive personnalisée pourrait conduire à des résultats de santé plus probants, car les individus ont tendance à adhérer davantage à des conseils spécifiquement adaptés à leurs besoins et préférences.

Par ailleurs, comme vous l’avez mentionné, le Maroc s'est engagé dans une refonte globale de son système de santé, fondée sur une vision prônant l'inclusivité sanitaire. Cette vision, mise en avant à plusieurs reprises par S.M. le Roi Mohammed VI, que Dieu le glorifie, pourrait bénéficier de l'apport de l'intelligence artificielle dans la lutte contre les disparités sanitaires. Les algorithmes d'intelligence artificielle identifient des schémas et des tendances au sein des données sanitaires, mettant en lumière les disparités existantes entre différents groupes de population et entre les milieux urbain et rural. En soulignant ces inégalités, l'intelligence artificielle peut orienter les responsables politiques pour concentrer les interventions et les actions de santé publique là où elles sont le plus nécessaires. Elle optimise également l'efficacité de la prestation des soins de santé en automatisant des tâches administratives et chronophages, telles que le triage des patients et la planification des rendez-vous, permettant aux professionnels de la santé de se concentrer sur des tâches purement médicales. De plus, elle peut améliorer les processus de diagnostic en analysant les images médicales et les données des patients, permettant une détection précoce des affections et améliorant ainsi les résultats pour les patients tout en restreignant les coûts associés aux soins médicaux.

 

F.N.H. : Dans quelle mesure l'intelligence artificielle peut-elle permettre au Maroc d’assurer sa souveraineté sanitaire ?

Dr R. G. : Conformément aux hautes directives royales, le Royaume s'est engagé dans une stratégie nationale visant à atteindre une souveraineté sanitaire véritable, en favorisant la production locale de vaccins, de médicaments et de produits de santé. L'intelligence artificielle (IA) émerge comme une force catalysatrice dans ce contexte, particulièrement dans l'optimisation du processus de fabrication des médicaments et des vaccins, à travers plusieurs axes stratégiques. Premièrement, l'IA se révèle cruciale dans la segmentation des patients, l'un des défis majeurs des essais cliniques. Le choix judicieux des patients en fonction de critères tels que l'éligibilité, l'aptitude, la motivation et la responsabilisation est impératif, et ces processus sont souvent grevés de délais significatifs, délais que l'IA est en mesure d'éliminer. En déployant ces mécanismes, une classification plus efficiente des patients devient possible, permettant une administration rapide de traitements appropriés, anticipant les risques potentiels et favorisant des résultats plus favorables.

Deuxièmement, l'IA apporte une automatisation des tâches complexes, entraînant une économie de temps substantielle, notamment dans les premières phases de la recherche médicale. Elle facilite l'analyse des essais cellulaires, la modélisation de la structure moléculaire, la prédiction des propriétés physicochimiques des composés, et d'autres tâches essentielles. De plus, elle est d'une grande utilité dans l'identification et la différenciation d'images, des processus souvent considérés comme moins efficients dans le développement médical. Troisièmement, l'IA accélère la découverte de nouvelles utilisations pour des médicaments déjà approuvés. Elle permet le développement rapide d'hypothèses, accélérant ainsi les essais cliniques, tout en contribuant à réduire les coûts. Actuellement, le processus de développement de médicaments s'étend sur une période pouvant atteindre 12 ans, englobant les étapes précliniques et cliniques, avec des coûts dépassant parfois les 2 milliards de dollars selon un dernier rapport du cabinet Deloitte. L'introduction précoce de l'IA dans le processus de recherche et développement, notamment pour la sélection, la validation et l'optimisation des cibles et des prospects, devient donc cruciale. Cette approche rationalisée offre non seulement des gains de temps, mais également des économies substantielles de ressources, crucial dans un contexte où les défis et les coûts de la recherche médicale demeurent élevés.

F.N.H. : Quels sont les enjeux majeurs de l’IA dans le domaine médical ?

Dr R. G. : À mon sens, le défi prédominant est d’ordre médical. Si l'objectif des applications de l'intelligence artificielle en santé est d'améliorer la prise en charge thérapeutique des patients en agissant tant sur les aspects médicaux que sur les aspects organisationnels, elles doivent assurer des garanties en termes d'efficacité et de sécurité pour tous les utilisateurs, qu'ils soient patients ou professionnels de la santé. Par conséquent, l'aspect éthique est au cœur de l'intelligence artificielle en santé afin d'assurer la sécurité des individus, la protection des données médicales, le respect de la volonté, de l'autonomie, de la vie privée ainsi que du secret médical et professionnel. On évoque ainsi le concept de «Trustworthy AI» signifiant une intelligence artificielle en laquelle on peut avoir confiance. Le deuxième défi est d'ordre économique. Comme vous le savez, la recherche en intelligence artificielle, en particulier dans le domaine de la santé, requiert des investissements financiers substantiels. Il s'agit là d'un enjeu économique majeur, avec des répercussions potentielles à l'échelle de la santé individuelle et collective. Les avancées scientifiques anticipées de l'intelligence artificielle peuvent ainsi engendrer des succès économiques par le biais de l'innovation et du développement de technologies de pointe, permettant aux entreprises marocaines de se positionner en pionnières sur les marchés émergents, tant au niveau national qu'africain.

La taille rapide du marché mondial de la santé numérique est illustrée par un rapport du cabinet Fortune Business Insights, estimant que le marché devrait atteindre 559,52 milliards de dollars d'ici 2027. L'intelligence artificielle est également liée à des enjeux politiques et stratégiques à l'échelle mondiale. Tout comme la conquête de l'espace il y a quelques décennies, l'intelligence artificielle est un domaine en pleine expansion, caractérisé par un dynamisme fort et une compétitivité entre les grandes puissances mondiales. Enfin, l'intégration d'applications dérivées de l'intelligence artificielle pour la santé soulève des enjeux socio-culturels, notamment en termes de perception, d'intégration et d'acceptation par les professionnels de la santé, les patients et le grand public. L'intelligence artificielle a en effet suscité diverses imaginations et idées fausses découlante la science fiction, allant du scénario utopique où l'IA guérit toutes les maladies, au scénario dystopique où l'homme est asservi par les machines. En tant que médecin et chercheuse en intelligence artificielle, je suis convaincue de manière réaliste que l'IA peut apporter de nouvelles applications utiles pour la pratique clinique et la recherche médicale, fournissant ainsi de nouveaux outils plus performants aux patients et aux professionnels de la santé, tout en préservant l'expertise des professionnels et l'autonomie des patients.

 

F.N.H. : Pour être en adéquation avec l’évolution médicale actuelle, l’intégration de l’IA dans le domaine de la recherche scientifique et de la formation des cadres de santé est une nécessité absolue. Que préconisezvous en tant que praticienne ?

Dr R. G. : Effectivement ! L'évolution de l'intelligence artificielle inaugure une ère de transformation rapide, marquant une présence significative des ordinateurs dans notre quotidien médical. Au-delà de sa révolution du processus des soins par l'expansion des capacités médicales, l'IA influe également de manière substantielle sur le domaine de l'ingénierie pédagogique. En individualisant les parcours d'apprentissage, elle apporte une amélioration notable de l'expérience des apprenants, en particulier grâce à l'introduction de technologies immersives telles que la réalité virtuelle et la réalité augmentée, que ce soit dans les domaines de l'anatomie ou de la chirurgie. L'exploitation du potentiel de l'IA générative dans des secteurs clés tels que la recherche médicale, l'analyse de Big Data, et la conception de médicaments, constitue, à mon sens, un changement de paradigme épistémologique. De façon concomitante, des logiciels d'assistance au diagnostic et à l'interprétation d'images ont émergé. Il est désormais impératif pour tous les professionnels de la médecine d'acquérir les compétences nécessaires lors de leur formation initiale afin de maîtriser l'utilisation de ces logiciels. Certains, démontrant un intérêt particulier, s'engagent même activement dans le développement de ces outils technologiques. L'idée sous-jacente vise à transcender les barrières traditionnelles entre la formation médicale et les autres disciplines technologiques, car il est désormais indéniable que la médecine soit intrinsèquement liée à l'évolution technologique. Une compétence essentielle dans l'exercice de la médecine au futur, et sur laquelle j'ai particulièrement insisté lors de mon intervention dans la conférence internationale sur l'intelligence artificielle en santé et en recherche médicale qui s'est tenue le 20 janvier au siège du Conseil national de l'ordre des médecins, est la métacognition. Il s'agit de la capacité analytique et critique permettant d'évaluer les tendances relatives à la résolution des problèmes par l'intelligence artificielle. Autrement dit, la faculté de discerner les erreurs potentielles lors de la génération d'hypothèses diagnostiquées par les algorithmes d'intelligence artificielle.

 

F.N.H. : L'intelligence artificielle révolutionne tous les domaines, y compris celui de la santé. Pouvezvous nous définir les contours de cette révolution en marche ?

Dr R. G. : L'intelligence artificielle se profile comme un acteur incontournable dans la transformation des divers pans du domaine de la santé, s'étendant bien au-delà de la sphère médicale conventionnelle. Son influence s'étend de la prévention des pathologies à l'éducation sanitaire de la population, en passant par l'optimisation des systèmes de santé, et bien entendu, en apportant une assistance tant au diagnostic qu'à la prise de décision médicale. Actuellement, la radiologie médicale demeure le secteur où l'implémentation de l'IA a atteint une maturité remarquable. Dans d'autres secteurs, tels que la cardiologie, des algorithmes intégrés aux échographes et holters ECG viennent en aide aux cardiologues dans l'interprétation des images, tandis que la biologie, l’anatomopathologie, la dermatologie, l’ophtalmologie et la pharmacologie bénéficient également des avancées de l'IA, bien que de manière parfois moins ostensible. Cependant, dans certains domaines, l'IA émerge progressivement, principalement en raison d'un manque de ressources dédiées. Cette émergence contraste avec les secteurs plus avancés, soulignant une des limites actuelles dans l'adoption généralisée de l'IA : la nécessité que les outils soient certifiés, validés et expérimentés par des professionnels chevronnés. Ce processus, bien que garantissant une utilisation sûre et efficace de l'IA, s'avère être un parcours ardu et coûteux. Ainsi, la diffusion plus large de l'IA dans le domaine de la santé se voit entravée par ces exigences strictes, faisant de la certification et de la validation des outils une étape cruciale dans le déploiement de cette technologie prometteuse.

 

F.N.H. : Aujourd’hui, il est indispensable de réglementer et d’encadrer l'utilisation de l'IA afin d’assurer une certaine éthique. Qu’en pensez-vous ?

Dr R. G. : Comme il est de votre connaissance, l'IA requiert une quantité substantielle de données, lesquelles sont essentielles pour entraîner les algorithmes déployés dans les dispositifs de diagnostic ou de suivi médical. Par conséquent, ces données ont acquis une valeur inestimable et suscitent la convoitise de divers acteurs, qu'ils soient publics ou privés. Les enjeux éthiques entourant l'IA en santé sont profondément liés à la nature intrinsèque de ces données et à la manière dont elles sont collectées, stockées, utilisées et partagées. Le consentement à la collecte et au partage des données, ainsi que la définition même d'une donnée de santé, ne se bornent plus exclusivement aux données cliniques du patient, mais englobent également celles acquises par des dispositifs connectés tels que montres, bracelets, téléphones, et autres. Malgré les réglementations strictes encadrant le partage des données de santé, la collecte par des applications et des objets connectés s'effectue souvent de manière expéditive, voire parfois fallacieuse. Les enjeux liés à la confidentialité et à la protection de la vie privée sont également cruciaux, avec le risque potentiel de cyberattaques compromettant l'activité des structures de santé et exposant les patients à des risques majeurs. Selon le site marketSplash, dans le secteur des soins de santé, 90% des institutions ont subi au moins une violation de la sécurité des données au cours des dernières années et les grands hôpitaux ont été à l'origine de 30% des violations. La fiabilité des données d'entraînement et la qualité des algorithmes soulèvent également des préoccupations, de même que les limites de la responsabilité médico-légale lorsque des composantes algorithmiques sont intégrées aux processus diagnostics et thérapeutiques. Enfin, se pose la question cruciale du bon usage de l'IA par les professionnels de la santé et les patients, constituant un domaine où une réflexion approfondie et des lignes directrices claires sont impératives.

 

F.N.H. : Le développement de la santé numérique et de l’intelligence artificielle en Afrique peut être l’une des solutions pour améliorer de manière significative les soins en santé. Quelle lecture en faites-vous ?

Dr R. G. : A mon avis, oui ! J'ai déjà abordé cette question à maintes reprises dans divers articles. Il apparaît que l'IA pourrait émerger comme un remède potentiellement puissant face aux défis de longue date du secteur des soins de santé en Afrique, pour autant que les innovateurs, data-scientistes, chercheurs et décideurs politiques unissent leurs efforts et investissent de manière substantielle dans cette technologie. Il est incontestable qu'en Afrique, la pénurie de professionnels de la santé est préoccupante, avec une estimation de l'agence des Nations unies indiquant un déficit alarmant de 1,8 million de personnels de santé sur le continent. L'IA se présente comme une solution capable de combler cette lacune, en offrant un soutien au diagnostic aux cliniciens et en améliorant l'accès aux soins. Les avantages tangibles de l'IA en Afrique se déploient dans plusieurs domaines, notamment le diagnostic et la prise de décision clinique, la télémédecine et les soins à distance, ainsi que la surveillance épidémiologique et la gestion des maladies infectieuses endémiques telles que la tuberculose et le paludisme. L'IA promeut de nouveaux paradigmes en permettant la numérisation de chaque patient, lui conférant ainsi une identité informatique unique consignée dans des dossiers médicaux informatisés accessibles à la consultation de tous les médecins, ce qui pourrait éviter la redondance des prescriptions et les erreurs médicales. En exploitant les capacités de l'IA dans la production de médicaments, de la réduction des coûts à la rationalisation du processus de développement, l'Afrique pourrait accélérer son intégration dans la chaîne d'approvisionnement pharmaceutique, contribuant ainsi à la lutte contre les faux médicaments. De plus, l'IA peut jouer un rôle significatif dans la réduction du taux de mortalité materno-foetale en améliorant le suivi médical des parturientes et en facilitant l'accès aux soins. 

 

 

 

 

 

 

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