Santé: «En médecine, l’Intelligence Artificielle serait le stéthoscope du 21ème siècle»

Santé: «En médecine, l’Intelligence Artificielle serait le stéthoscope du 21ème siècle»

L'intelligence artificielle est au cœur de la médecine d’aujourd’hui et celle du futur.

Comment les praticiens perçoivent-ils la pratique médicale à l’ère de l’IA ?

Entretien avec le Professeur Intissar Haddiya, médecin-néphrologue et auteure marocaine.

 

Propos recueillis par Ibtissam Z.

Finances News Hebdo : En tant que praticienne, quelle réflexion portez-vous sur l’apport de l’intelligence artificielle en médecine ?

Pr Intissar Haddiya : L’intelligence artificielle (IA) appliquée à la pratique médicale est l’une des avancées les plus exaltantes de notre ère. En effet, ces outils ont réussi à gagner une place prépondérante dans l’offre des soins et présentent une multitude d’avantages aussi bien aux praticiens qu’aux patients. Toutefois, ils suscitent plusieurs interrogations chez le corps médical, avec un mélange d’enthousiasme et de crainte, à l’instar de ce qui se passe dans tous les autres secteurs où l’avènement de l’IA et du Big data a imposé un changement de paradigme. Les appréhensions sont compréhensibles. Les médecins sont soucieux de savoir si la médecine de demain se fera sans eux, ou encore si l’IA restreindra leurs rôles d’acteurs clés du système de santé. Aussi, l’actualité nourrit ces craintes, avec de plus en plus de publications prédisant que bientôt des machines seront capables de soigner avec plus de précision et d’efficacité que le plus expert des praticiens humains. Les lectures et interprétations automatisées instantanées des examens radiologiques ainsi que l’apport de l’IA en radiothérapie où elle permet des actions en des durées sensiblement plus courtes, sont actuellement des données factuelles. Plus préoccupant encore est l’étude récente sur l’empathie de l’IA qui a déjoué bien des pronostics en révélant qu’un certain nombre de patients avaient jugé l’IA plus empathique qu’un médecin. Je pense que nous vivons clairement une révolution qui dépasse certains scénarii de science-fiction. C’est une époque très excitante qui se profile dans un avenir proche. En médecine, l’IA serait le stéthoscope du 21ème siècle. Certes, incontournable, mais pour l’instant, il ne peut être envisagé autrement qu’un outil qui facilite l’exercice médical et l’offre des soins.

 

F.N.H. : L’éthique reste aujourd’hui le cheval de bataille de l’IA. Cette problématique se pose-t-elle aussi dans le domaine médical ?

Pr I. H. : Face aux différents enjeux qui entourent l’IA en santé, une approche éthique est cruciale afin de permettre un usage utile et harmonieux de cette nouvelle technologie. Et il est fondamental de placer l’humain au centre de cette avancée technologique et de faire en sorte que l’IA soit développée et utilisée dans le respect des différentes cultures et valeurs. Cette réflexion éthique fait référence à un ensemble de valeurs qui incluent des principes éthiques universels, dont ceux qui s'appliquent à la biomédecine : le respect de l'autonomie des personnes, la bienfaisance, la non-malfaisance, l'équité et la justice. De ce fait, dès leur conception jusqu’à leur utilisation, les machines intelligentes doivent être conformes aux principes éthiques susmentionnés. À ce propos, les concepteurs et les propriétaires de ces machines partagent une responsabilité associée. D’ailleurs, il paraît logique de conférer à ces IA une «personnalité morale» via une conscience éthique algorithmique. Il va sans dire que la relation médecin - IA - patient doit s’articuler autour de cette notion de responsabilité.

 

F.N.H. : La pratique médicale estelle en phase avec l’ère des nouvelles technologies, notamment l’IA ?  

Pr I. H. : La pratique médicale requiert plus d’ouverture pour bénéficier de l’IA, car celle-ci offre une multitude de champs d’action. En effet, grâce aux algorithmes et au machine learning, l’IA permet d’accélérer la recherche et le développement de la santé au niveau des axes suivants :

• La gestion et la planification : Des systèmes d’IA peuvent faciliter les diverses tâches de gestion et de planification, la préparation de documents médicaux et des registres, ainsi que la réalisation d’ordonnances. Ceci permettrait aux praticiens de se consacrer pleinement à l’exercice de soignant.

• Les soins de santé : Les technologies d’IA permettent aux médecins d’établir un diagnostic d’une grande précision et de personnaliser les traitements. L’IA assiste le professionnel de santé dans l’analyse et l’interprétation des données relatives à la santé du patient en tenant compte de ses antécédents ainsi que l’ensemble des informations recueillies lors des différents tests ou examens.

• L’accès aux soins et à l’information : De nombreux systèmes d’IA s’adressent au patient, sous forme d’applications ou d’appareils connectés le plus souvent, et permettent ainsi le suivi des maladies chroniques comme le diabète ou l’hypertension artérielle.

 

F.N.H. : Dans quelle mesure l’intelligence artificielle permettra-t-elle de conserver le sens de la relation soignante (patient-médecin) ? 

Pr I. H. : Le serment d’Hippocrate résume l’essentiel de la relation médecin-malade, telle que nous la connaissons depuis plus de deux mille ans. Cette relation est fondée sur la confiance, l’empathie, le respect, le recueil de l’histoire de la maladie, l’examen clinique et le secret médical. Hippocrate disait de cette relation que «c’est la rencontre d’une confiance et d’une conscience». D’autres aphorismes permettent d’approcher l’essence de cette relation ainsi que ses limites, car le contrat des soins est un contrat de moyens et non de résultats, tel «Primum non nocere- être utile, ou au moins ne pas nuire». Cette vision traditionnelle de la relation médecin-malade, qui se retrouve dans le modèle du médecin accessible, dévoué, plus à même de ménager son patient que de l’informer précisément sur le pronostic de sa maladie, est critiquée par les nouvelles générations de médecins et de patients car jugée déséquilibrée, inégalitaire, verticale et surtout fondée sur le paternalisme. Il faut dire que la relation médecin-patient ne cesse d’évoluer, et les patients plus informés notamment par Internet interviennent de plus en plus dans leurs parcours de soins. L’intégration de l’IA dans la médecine procure aussi bien aux praticiens qu’aux patients de nouveaux outils d’interaction et d’intervention.

• Pour les patients : l’accès aux informations médicales sur différents canaux et notamment les sites spécialisés qui s’adressent au grand public, la gestion des maladies chroniques grâce aux applications de suivi…

• Pour les soignants : applications de gestion des dossiers, logiciels de planification ainsi que les outils d’aide au diagnostic.

L’IA en tant qu’outil permettrait au professionnel de santé de se concentrer sur sa pratique et sa relation avec son patient. Et au patient de bénéficier d’une médecine de qualité avec un meilleur contrôle du risque. Ceci étant, l’IA peut distancier le patient du médecin, alors que le but de ces technologies est d’élargir les possibilités dans la pratique médicale et non de se substituer à la relation médecin-malade. La communication entre le patient et le soignant étant une partie intégrante du parcours de soins.

 

F.N.H. : Est-il vrai que les nouvelles technologies, notamment la dépendance des smartphones en milieu médical, soulèvent une question cruciale, celle de la place laissée au raisonnement clinique et à la prise de décisions face aux situations cliniques ? Qu’en est-il à votre avis ?

Pr I. H. : Il ne s’agit nullement d’une problématique. Bien au contraire, avec l’avènement de l’IA, le smartphone avec son lot d’applications a tous les atouts pour être l’allié des médecins. Les smartphones, dont l’utilisation est devenue courante, sont très utilisés par les médecins pour faciliter la communication et l’échange de l’information, accéder aux données scientifiques actualisées et des outils d’aide à la décision clinique et thérapeutique. Le raisonnement clinique, principal objectif de l’enseignement médical, conserve sa place et sa valeur dans le processus des soins. Il se trouve que ce raisonnement est effectué autrement du fait que les praticiens ont désormais à portée de main des applications qui permettent d’améliorer la prise en charge des patients dans différentes situations cliniques.

 

F.N.H. : Quels sont les grands enjeux de l’Intelligence artificielle dans la pratique médicale à l’ère de la généralisation de l’AMO ?  

Pr I. H. : Discuter de l’IA en santé en termes d’impact, d’enjeux et de perspectives varie d’un système de santé à l’autre. Au Maroc, le système de santé connait de profondes transformations, avec notamment des nouvelles réformes mises en application, dont la généralisation de l’AMO. Ces réformes avaient émané des données des rapports officiels des institutions nationales et internationales, qui avaient noté un certain nombre d’avancées considérables relatives à l’augmentation de l’espérance de vie, la diminution de la mortalité maternelle et infantile ainsi que l’amélioration de l’offre de soins en général… Toutefois, ces rapports avaient également révélé des dysfonctionnements qui se situent à plusieurs niveaux, dont la pénurie des ressources humaines et les disparités territoriales quant à leur répartition. En effet, on compte 1,9 professionnel de santé pour 1.000 habitants, alors que l’OMS recommande un taux de 4,45 pour atteindre la couverture sanitaire universelle. Dans ce contexte, l’IA peut offrir un certain nombre de solutions et ouvrir de nombreuses perspectives, à travers l’usage de la télémédecine ainsi que les systèmes de suivi à distance des patients. Cela permet d'améliorer l'accès aux soins, en particulier dans les zones enclavées et aux populations désavantagées. Elle permet aussi une prise en charge des patients sur leur lieu de vie et contribue à développer la collaboration entre les professionnels de santé de différentes spécialités. Il est pour cela indispensable que notre système de santé se dote des technologies de l’IA et bénéficie des moyens qu’elle offre pour une meilleure qualité des soins.

 

F.N.H. : La protection des données personnelles est un impératif. Dans quelle mesure constituet-elle une entrave à l’innovation et au progrès de l’intelligence artificielle en santé ? 

Pr I. H. : Respecter et assurer la confidentialité et la sécurité des données des patients est un élément clé pour profiter de l'IA, et pose des questions éthiques. Dans ce sens, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a publié en 2021 un rapport définissant les principes directeurs de l’IA appliquée à la santé de sa conception à son utilisation : protéger l’autonomie et promouvoir le bien-être et la sécurité des personnes, garantir l’équité, la transparence, et l’intelligibilité, encourager la responsabilité et l’obligation de rendre des comptes. Il est à noter qu’une plateforme de santé regroupant toutes les données santé de la population est une ressource inestimable pour les praticiens, mais aussi pour la recherche. Néanmoins, ces données devraient être utilisées à bon escient et dans le respect des lois en vigueur. D’autre part, le traitement de ces données est conditionné au consentement éclairé de la personne concernée. Les données accessibles aux chercheurs devraient être anonymes, et utilisées uniquement dans les travaux autorisés par les comités d’éthique. Car gagner la confiance des usagers en assurant une meilleure confidentialité et sécurité des données permettra la promotion de la recherche et de l'innovation dans ce domaine.

 

F.N.H. : Comment assurer un accès équitable à la technologie de l’intelligence artificielle en santé ? 

Pr I. H. : L’objectif de l’usage des systèmes intelligents est de réduire les disparités d’accès à des soins de qualité. Car les inégalités en matière de santé restent un défi croissant à travers le monde, et notamment dans les pays à ressources limitées où de nombreuses personnes ont des difficultés d’accès aux soins. Pour résoudre ce problème, l’IA a un rôle à jouer pour identifier et atténuer ces inégalités. En tenant compte des déterminants sociaux de la santé (ensemble de facteurs sociaux et économiques qui influencent l’état de santé des individus) et en les intégrant au dossier clinique des patients, les nouvelles technologies pourraient être d’une aide précieuse pour identifier les populations vulnérables et développer des plans d’action et des stratégies plus efficaces pour y remédier. Cela peut finalement conduire à un accès plus équitable aux soins et à de meilleurs résultats pour tous les patients. Aussi, l’IA ouvre de nouvelles possibilités pour accroître l’accès à des soins de qualité pour les populations désavantagées, en leur permettant, via les applications et les appareils alimentés par l’IA, de surveiller leur santé, de suivre les symptômes et de se connecter avec les prestataires de soins à travers des plateformes de télémédecine au niveau des établissements de soins de santé locaux. À mesure que la technologie de l’IA progressera et deviendra plus disponible, elle jouera un rôle de plus en plus important dans l’amélioration de l’accès aux soins de santé pour les populations désavantagées.

 

 

 

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