L’IA s’installe peu à peu dans les banques marocaines, mais l’adoption reste contrastée. Mary Morgand, Manager chez Ailancy Maroc, revient sur les freins, les cas d’usage concrets et les défis à relever pour passer de l’expérimentation à la transformation.
Propos recueillis par K. A.
Finances News Hebdo : Comment voyez-vous l'évolution de l'IA dans le secteur financier, et plus particulièrement les banques ces dernières années ? Ça avance vraiment ou ça reste encore au stade des tests ?
Mary Morgand : On observe aujourd'hui deux mouvements majeurs dans l'intelligence artificielle. D'un côté, l'IA prédictive, qu'on appelle souvent IA traditionnelle, est pratiquée depuis des années. Elle consiste à produire des modèles statistiques capables de prendre des décisions. Dans le secteur bancaire, elle a pris différentes formes : calcul de la probabilité de défaut d'un emprunteur pour décider si on lui octroie un crédit, détection des transactions frauduleuses, etc. Ce courant s'est très bien développé dans le monde bancaire avec un grand nombre d'applications différentes. Depuis novembre 2022 et l'arrivée de ChatGPT, on a démocratisé un nouveau genre d'IA : l'intelligence artificielle générative. On a maintenant accès à des modèles qui ne sont plus uniquement prédictifs mais génératifs, capables de créer de nouveaux contenus comme des comptes-rendus de réunion, des présentations, des images, des logigrammes et bien d'autres choses. Pour cette IA générative dans le monde bancaire, l'adoption est nettement plus lente. On a du mal à dépasser le cas d'usage purement gadget - faire des comptesrendus ou créer des PowerPointpour aller vers de véritables applications métier, comme l'analyse d'un dossier de crédit avec justification de la décision. Pour ces applications avancées, on est effectivement encore en phase de test. Plusieurs raisons expliquent cette situation : le besoin de nouvelles compétences pour travailler sur ces modèles, mais aussi le fait que ces modèles sont en constante évolution. Il faut pouvoir les appréhender et adapter la gouvernance et les méthodes de delivery de l'entreprise pour produire ce type d'applications.
F. N. H. : Avez-vous accompagné des projets concrets d'IA ici au Maroc ? Si oui, dans quels domaines ?
M. M. : Nous travaillons avec plusieurs banques marocaines et notre méthodologie est généralement la même. On commence par lancer des programmes d'acculturation pour le Comex et les collaborateurs lorsque c'est demandé. Le 1er enjeu c’est l’humain. L'idée, c'est qu'aujourd'hui il est très compliqué de travailler ensemble sur l'IA si on n'en a pas une compréhension commune - ses forces, ses domaines d'application et, surtout, ses limites. Cette compréhension partagée passe souvent par des programmes d'acculturation avec des présentations détaillées et des réponses aux questions spécifiques des collaborateurs. Une fois ce travail d'acculturation fait, nous accompagnons les acteurs bancaires pour déployer une stratégie IA. Nous adressons des questions clés : quels collaborateurs former sur quels outils d'IA ? Comment nos processus seront-ils impactés ? Quelles nouvelles applications créer ou mettre à jour ? Comment interagir avec notre environnement sur le sujet de l'IA (Salesforce, LinkedIn, Snowflake et nombre de prestataires qui déploient aussi de l'IA)? Et comment communiquer avec nos clients sur ce sujet ? L'objectif final est d'avoir : • une stratégie claire; • un programme de gouvernance associé; • une roadmap bien construite qui détermine les cas d'usage prioritaires pour déployer des applications créatrices de valeur, ainsi que leur mode de pilotage.
F. N. H. : Selon vous, quels sont les plus gros freins à l'adoption de l'IA dans les établissements financiers ? Plutôt technique, humain, réglementaire ?
M. M. : Contrairement à l'Europe, le frein n'est pas encore vraiment que réglementaire au Maroc, dans la mesure où le cadre est encore en construction. En effet, le cadre marocain encadre partiellement l’utilisation de l’IA dans le secteur bancaire, ce qui pose des défis, c’est davantage :
• L’absence d’un cadre légal spécifique à l’IA (les banques s’appuient sur des lois qui ne couvrent pas explicitement les spécificités de l’IA);
• Tout l’enjeu autour de la protection des données personnelles.
Cela étant, sont en train de se mettre en place un genre de «soft law» autour de l’IA et de bonnes pratiques pour garantir une utilisation «responsable» de l’IA. On ne peut pas non plus dire que la barrière est principalement technique. Sur le plan technique, on ne peut pas parler de frein structurel généralisé, mais la capacité d'intégrer des solutions d’IA dépend fortement de l’architecture SI propre à chaque banque. Certaines disposent de socles technologiques modulaires ou d’interfaces ouvertes qui facilitent l'intégration de briques IA (via API, cloud, etc.), tandis que d’autres, encore très dépendantes de systèmes historiques rigides, rencontrent davantage de contraintes. L’agilité technique est donc un facteur différenciant important. Toutefois, c'est probablement le facteur humain qui joue le plus. Il intervient à 2 niveaux principaux.
• Premièrement, la compréhension des domaines d'application de l'IA. Beaucoup d'organisations lancent des programmes de collecte de cas d'usage en interrogeant leurs collaborateurs. C’est comme proposer un drone de haute précision à quelqu’un qui n’a jamais quitté la route (dans le sens où on veut montrer l’écart entre potentiel technologique et usage réel) ! Ne connaissant pas assez l'IA, les collaborateurs ne sont pas en mesure de proposer des cas d'usage pertinents par rapport à ce que peut faire l'IA aujourd'hui, ni d'évaluer correctement le ROI potentiel. On se retrouve donc avec des listes de cas d'usage souvent perfectibles.
• Deuxièmement, même avec une bonne liste de cas d'usage, on fait face aux écarts de compréhension entre équipes métier et équipes techniques. Les applications d'IA générative demandent un niveau de connaissance métier extrêmement élevé. Sans cette dimension, les applications développées par les équipes techniques risquent de manquer de spécificité et donc d'utilité réelle. Enfin, l’adoption de l’IA ne va pas sans défis : la protection des données et la cybersécurité restent des enjeux majeurs, particulièrement sensibles à l’aune des récents événements survenus au Maroc. C’est pourquoi nous accompagnons nos clients dans une approche globale, en intégrant ces dimensions critiques dès la définition de leur stratégie IA, pour garantir un déploiement à la fois responsable, sécurisé et adapté à leur contexte.
F. N. H. : Et côté Afrique, observez-vous des différences marquantes entre les banques marocaines et celles d'autres pays du continent ?
M. M. : Notre constat actuel est que les banques marocaines sont significativement plus avancées dans leur décision d'intégrer durablement l'IA dans leurs processus organisationnels que les autres banques africaines. La prise de conscience est beaucoup plus développée au Maroc, et même si on n'a pas encore d'accomplissements extrêmement significatifs en matière d'IA dans les banques marocaines, la réflexion est nettement plus avancée. Plusieurs établissements ont d'ailleurs formalisé cette ambition en créant une gouvernance dédiée à l'IA ou des structures spécifiques comme des hubs d'innovation axés sur l'intelligence artificielle, témoignant ainsi d'un engagement institutionnel concret vers cette transformation technologique.
F. N. H. : En matière de formation, d'acculturation et de conduite du changement, comment accompagnez-vous concrètement les directions métiers dans l'adoption de l'IA ?
M. M. : Nous nous adaptons constamment aux besoins spécifiques de nos clients. Nous avons conçu des programmes d'acculturation qui partent de zéro - pour quelqu'un qui ne connaît même pas la définition de l'IA - et qui amènent progressivement les collaborateurs jusqu'au stade où ils sont capables de créer leur propre petite application d'IA, même modeste. Nous sommes convaincus que c’est en passant à l’action que l’apprentissage devient concret. Tout l’enjeu est donc de passer de la théorie à la pratique pour faire adhérer. Nous proposons plusieurs formats : des sessions d'acculturation ou de coaching pour les décideurs, et des ateliers plus pratiques de formation sur l'utilisation des outils d'IA et d'IA générative. Pour la conduite du changement, nous nous reposons beaucoup sur des «ambassadeurs IA» internes. Nous savons que nos missions chez les clients sont à durée limitée, et comme l'IA évolue très rapidement, il est crucial d'avoir des relais qui feront vivre cette transformation en interne après notre départ. Ces ambassadeurs sont généralement des experts métiers avec une forte appétence pour l'IA, capables de maintenir la dynamique de transformation. C'est vraiment une des clés du succès de nos programmes de déploiement.
F. N. H. : Quels sont, selon vous, les cas d'usage de l'IA les plus porteurs actuellement dans le secteur financier marocain, et ceux qui peinent encore à s'imposer ?
M. M. : Le KYC (Know Your Customer) est certainement un des cas d'usage les plus porteurs. Depuis novembre 2022, les nouveaux modèles génératifs ont aussi renforcé des capacités d'IA traditionnelle comme l'analyse d'images, ce qui impacte fortement le KYC. Aujourd'hui, nous travaillons avec des modèles capables d'analyser des documents de formats complètement différents, qu'ils contiennent du texte imprimé ou manuscrit, et d'en extraire les informations de manière extrêmement précise. L'utilisation d'applications KYC intelligentes, capables d'analyser des volumes significatifs de documentation très variée et d'en extraire les informations clés, est devenue un cas d'usage majeur. Dans le secteur de l'Asset management, ce cas d'usage prend des formes différentes, avec des acteurs qui créent des applications pour analyser notamment des prospectus ou autres documents d'investissement. L'analyse documentaire augmentée par IA est probablement le cas d'usage qui a démontré le ROI le plus intéressant et qui est le plus largement déployé aujourd'hui. À l'inverse, un cas d'usage qui peine encore à s'imposer est celui des callbots. Les nouveaux modèles génératifs sont capables de générer du contenu textuel très pertinent. En les couplant avec des technologies comme le speech-to-text, on peut les faire interagir directement avec des humains. Concrètement, lorsque vous décrochez le téléphone, votre voix est convertie en texte, envoyée à un modèle génératif qui produit une réponse textuelle, puis cette réponse est transformée en parole par un système text-to-speech. Le résultat ? Des callbots très impressionnants dont certaines entreprises ont commencé à faire des démonstrations convaincantes. Ces assistants téléphoniques augmentés par IA ont une connaissance complète de l'historique de votre relation avec l'entreprise, répondent à toutes vos questions de manière fluide, vous permettent de leur couper la parole ou même de demander à être mis en relation avec un conseiller humain à tout moment. Pourtant, ce cas d'usage peine à s'imposer malgré son potentiel. Nous n'avons connaissance que de deux acteurs qui l'ont déployé avec succès et qui en mesurent les gains. Comparé au niveau de maturité de la technologie, c'est un cas qui tarde clairement à s'imposer dans le milieu bancaire. Nous sommes convaincus que demain, toutes les grandes banques disposeront de systèmes d'assistance téléphonique accessibles 24/7 avec une IA répondant immédiatement et capable de rediriger vers un humain si nécessaire. Contrairement à ce que certains craignent, ces systèmes n'entraîneront pas une dégradation du service - bien au contraire. L'IA peut extraire en une seconde toutes les informations sur l'historique de la relation client à partir d'un simple numéro de téléphone, ce qu'un humain ne peut pas faire à la même vitesse.
F. N. H. : L'IA est souvent perçue comme un levier d'optimisation. Au Maroc, observe-t-on une réelle volonté stratégique des banques d'intégrer l'IA en profondeur, ou reste-t-on encore dans des logiques d'expérimentation ?
M. M. : C'est une question assez complexe car il existe différentes relations à l'IA au sein d'une même organisation. Très clairement, une catégorie de profils - souvent les directions métier ou les directions générales - cherche surtout à utiliser l'IA comme levier d'optimisation, ce qui est parfaitement compréhensible. À l'opposé, les directions informatiques ou les directions data ont tendance à adopter une approche visant à créer des actifs IA réutilisables et partageables au sein de toute l'entreprise. Ils ont généralement une vision plus long terme et sont prêts à tester le potentiel de l'IA, même sans garantie de gains immédiats. Au Maroc actuellement, la tendance qui l'emporte est peut-être davantage celle de la recherche d'optimisation. Nous pensons toutefois que l'expérimentation au sein des entreprises est extrêmement importante. Il ne faut pas oublier que l'IA est également un sujet d'innovation, et qu'il est essentiel de laisser les équipes expérimenter dès lors qu'on est capable de capitaliser sur leurs découvertes. C'est d'ailleurs un des éléments sur lesquels nous intervenons : aider à prioriser des cas d'usage qui permettent aux directions informatiques de tester des fonctionnalités avancées d'IA tout en offrant un ROI intéressant pour les directions métiers. C'est en trouvant cet équilibre qu'on pourra véritablement ancrer l'IA dans la stratégie des banques marocaines.