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Russie - Ukraine: le Dollar, enjeu stratégique du conflit en Ukraine

Russie - Ukraine: le Dollar, enjeu stratégique du conflit en Ukraine

 

Par Omar Fassal *

Pas de désescalade en vue dans le conflit armé qui oppose l’Ukraine à la Russie. Entretemps, les victimes s’accumulent dans les deux camps. Visibles d’un côté de la frontière, sous le coup des bombardements sanglants, invisibles mais bien réelles de l’autre, sous le coup des sanctions économiques qui auront un effet palpable sur le niveau de vie de la population russe. Parmi cette longue liste de sanctions, une mesure détonne par rapport aux autres : celle de geler les réserves de change de la Banque centrale russe. Les Occidentaux précisent bien que les avoirs sont gelés, et non saisis, ce qui laisse entendre qu’ils seront à nouveau disponibles si un accord de paix était trouvé.

Les Russes déclarent que ces réserves ont été volées. Il s’agit là d’un point central dans le conflit. Depuis la crise de la Crimée en 2014, les Russes ont poursuivi une politique active de cumulation des réserves. Ce trésor de guerre était censé servir à amortir le choc des sanctions économiques, notamment en achetant du Rouble pour freiner la dépréciation de la monnaie, et limiter l’impact de l’inflation importée. Ce trésor a culminé à 630 milliards de dollars au mois de janvier avant le déclenchement du conflit. Sauf que voilà, les Occidentaux ont décidé d’interdire à la Banque centrale russe d’accéder aux réserves de change détenues à l’étranger.

Les autorités américaines ont déjà fait cela pour sanctionner d’autres économies (Iran et Venezuela récemment). Des plaintes ont été déposées contre les autorités américaines en expliquant que cela brise les privilèges de l’immunité diplomatique, mais elles n’ont jamais abouti. C’est la première fois qu’une telle arme est utilisée à aussi grande échelle contre une puissance militaire comme la Russie. Les avoirs de la Banque centrale russe sont détenus à hauteur de 22% sur le territoire russe, de 14% en Chine, de 12% en France, de 10% au Japon, de 9,5% en Allemagne, de 6,6% aux EtatsUnis, de 5% auprès d’organismes internationaux, et de 4,5% au RoyaumeUni. Seule la Chine n’a pas condamné le conflit, et refuse de se joindre aux sanctions des autres puissances internationales, ce qui signifie que la Russie dispose encore du tiers approximativement de ses réserves (celles qui sont sur le sol russe et celles qui sont en Chine).

Les avoirs d’une Banque centrale sont composés d’or, de dépôts auprès d’autres Banques centrales, de dépôts auprès d’organismes internationaux tels que le FMI, et d’actifs financiers. Les actifs représentent 75% des réserves de la Banque centrale russe. Il est devenu compliqué pour les Russes de les utiliser, car ces actifs doivent être vendus avant d’être transformé en dépôts, et les courtiers internationaux ainsi que les banques ont reçu des instructions pour ne plus traiter les ordres venant de la Russie et de son fonds souverain. Ces réserves (dépôts ou actifs) sont libellées à hauteur de 33% en euros, de 22% en or, de 16% en dollar, et de 13% en yuan Renminbi. On peut s’interroger sur le point suivant : comment se fait-il que 16% des réserves sont en dollars, alors que seulement 6,6% des réserves sont détenues sur le sol américain ?

La réponse vient des eurodollars : il est possible de détenir des dollars dans des banques étrangères qui échappent à la juridiction américaine. Mais peu importe, car tous ces eurodollars devraient également être impactés. La décision prise par le bloc occidental de geler les réserves de la Banque centrale russe (ce qui va impacter toutes les réserves en dollar, euro, livre sterling et yen japonais), aura deux conséquences. A court terme, cela pénalisera l’économie russe, même si en réalité, il faut préciser que les flux financiers relatifs au secteur énergétique ne sont pas concernés par les sanctions, ce qui laisse une certaine marge de manœuvre à la Russie. A long terme, et c’est là le plus stratégique, cela remettra en cause le rôle du Dollar en tant que valeur refuge internationale. Les autorités américaines ont pris une décision qui ne sert pas leurs propres intérêts sur le long terme.

Quelle que soit la fin de ce conflit, cela réveillera chez plusieurs puissances économiques concurrentes le besoin de diversifier leurs réserves de change. Et des alternatives au Dollar (ou aux monnaies adjacentes du bloc occidental, à savoir l’Euro, le Yen, et la Livre Sterling), et ben il n’y en a pas tant que ça ! Cela jouera en faveur de l’or qui fera son grand retour. Alors que les Banques centrales détiennent souvent de l’or à Londres ou à New York pour rester proches des marchés internationaux s’ils souhaitent le vendre, la Russie détient presque tout son stock d’or sur son propre sol. Cela peut jouer en faveur du cash, car des billets en Dollars ne peuvent être gelés comme des dépôts bancaires, même si cela devient rapidement très coûteux (voire ingérable) au niveau d’une Banque centrale, car la taille des sommes en jeu est importante. Cela jouera sans aucun doute en faveur du Yuan Renminbi. L’économie chinoise exporte au monde entier, et le monde a besoin de Yuans pour la payer. Des pays vont se dire  : autant détenir nos réserves directement en Yuan. D’ailleurs, la Chine discute depuis 6 ans avec l’Arabie Saoudite pour qu’elle exporte son pétrole avec des contrats libellés en Yuan.

La discussion a stagné, mais des rumeurs qui ont fuité dans la presse financière laissent croire que l’Arabie Saoudite pourrait envisager cette possibilité à présent. Cela marquerait une rupture stratégique profonde entre les Etats-Unis et les pays producteurs de pétrole, qui pourraient être tentés de suivre l’exemple de l’Arabie Saoudite. Cela jouera également en faveur du Bitcoin en particulier, et des cryptomonnaies en général. Le Bitcoin a certes baissé de -13% depuis le début de l’année, mais son prix a été multiplié par 10 depuis trois ans, traduisant son essor comme une valeur refuge crédible pour les institutions financières, bien qu’il comporte d’énormes risques opérationnels. Les premiers colons américains ont réclamé leur indépendance au XVIIIème siècle, lorsque l’Angleterre leur a interdit d’imprimer leur propre monnaie, pour ne pas remettre en cause le poids de la Livre Sterling.

La prospérité américaine - comme celle des grandes puissances économiques dans l’histoire - s’est construite sur la force du Dollar. Elle s’est également renforcée par la transformation du Dollar en monnaie purement fiduciaire en 1973, ce qui a permis à la Banque centrale de financer les déficits budgétaires et l’économie américaine (quasiment sans limites…). Pour l’anecdote, le rôle du secret service américain est de protéger le Président et le Dollar  ! Ainsi, on peut en conclure que la décision de geler les avoirs russes en Dollars aura un effet immédiat sur l’économie russe, mais qu’elle ne sert pas les propres intérêts américains sur le long terme. 

 

(*) : Omar Fassal travaille à la stratégie d’une banque de la place. Il est l'auteur de trois ouvrages en finance et professeur en Ecole de commerce.

Retrouvez-le sur www.fassal.net.

 

 

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