L’écosystème fintech marocain passe à la vitesse supérieure, porté par une nouvelle dynamique d’initiatives publiques et privées. Derrière cette effervescence, une question persiste : comment passer d’actions dispersées à un écosystème cohérent, capable de livrer des solutions à grande échelle ? Entretien avec Sofiane Gadrim, CTO et cofondateur d’Atela.
Propos recueillis par Ibtissam Z.
Finances News Hebdo : Le Morocco FinTech Center affiche une nouvelle dynamique, portée par plusieurs initiatives en cours. Pensezvous que cette évolution peut réellement poser les bases d’un écosystème fintech structuré et favorable aux startups ? Quelle lecture en faites-vous ?
Sofiane Gadrim : Quand on est une fintech au Maroc, on découvre vite que l’écosystème existe mais qu’il est fragmenté. Avec Atela, nous avons frappé à beaucoup de portes, incubateurs, programmes, institutions. Chacun a son utilité, mais mis bout à bout, cela ressemble à une carte incomplète qu’on doit redessiner soi-même à chaque étape. Le Morocco FinTech Center peut changer cela en devenant une sorte de boussole, un point d’entrée unique qui évite aux entrepreneurs de perdre de l’énergie à chercher qui contacter pour avancer. Il ne faut toutefois pas le réduire à un rôle de guichet administratif. Son utilité sera aussi d’orienter les regards vers des problèmes concrets qui valent la peine d’être résolus. Prenons une scène du quotidien : les files d’attente interminables pour payer une facture d’eau ou d’électricité. Pourquoi ne pas rendre ce paiement instantané depuis n’importe quel téléphone ? Ou pensez à ce jeune de Khénifra qui vend via Instagram. Il a trouvé ses clients, mais il n’a pas toujours un moyen simple d’encaisser. Ces petits blocages sont des occasions d’innovation. De notre côté, chez Atela, nous avons commencé à constituer des banques de projets et à mobiliser des jeunes équipes pour en faire des spin-offs. Ce type de vivier peut nourrir le Centre, qui deviendrait alors non seulement un parapluie, mais aussi un amplificateur d’initiatives. Parce qu’au fond, ce qui manque souvent, ce n’est pas l’idée, mais la vitesse d’exécution et la continuité qui transforment l’idée en usage réel. Le Maroc a déjà de solides atouts. Les rails techniques existent, les banques et telcos sont prêtes à jouer, et la jeunesse fourmille d’énergie. Si le Centre parvient à donner de la lisibilité et de la cadence, alors les fintechs marocaines cesseront d’être des promesses isolées pour devenir des solutions africaines. Et ce jourlà, on ne parlera plus seulement de startups locales, mais d’outils conçus ici qui simplifient la vie à Abidjan, Dakar ou Kigali.
F.N.H. : La collaboration entre des entités aussi diverses que l’UM6P, Technopark ou les banques pose des enjeux de gouvernance. Comment garantir une vision partagée et éviter la fragmentation des efforts ?
S. G. : J’ai vécu cette fragmentation. Quand vous êtes une startup, vous sentez que chacun fait des efforts, que ce soit les universités, banques, centres technologiques, mais chacun le fait avec sa logique, ses délais, son agenda. Ce n’est pas par manque de volonté, c’est leur nature. Les startups, elles, n’ont pas le temps. Elles doivent tester, échouer, recommencer, vite. Entre les deux, il y a un écart de rythme qui finit par essouffler les projets. Pour éviter que l’écosystème se disperse, il faut une boussole simple, réduire le temps entre l’idée et l’usage réel. Si une université, une banque et une startup jugent leur coopération à ce critère, elles finissent par s’aligner. Parce qu’au bout du compte, ce qui importe, ce n’est pas le nombre de réunions, mais qu’un commerçant puisse encaisser plus vite, qu’un étudiant ouvre un compte sans blocage, qu’un investisseur souscrive à une IPO sans paperasse. Il faut aussi choisir des chantiers fédérateurs, qui dépassent chacun des acteurs pris isolément. Simplifier la gestion de trésorerie des PME avec des outils qui anticipent les flux. Rendre les IPO locales accessibles depuis un smartphone. Donner aux petits producteurs agricoles un accès rapide au microcrédit digital. Fluidifier les paiements transfrontaliers avec l’Afrique, qui restent aujourd’hui trop chers et trop longs. Ce sont des sujets concrets qui parlent aux Marocains et qui obligent naturellement banques, universités et startups à travailler ensemble. Chez Atela, nous avons vu qu’il suffit parfois de constituer une petite équipe sur un projet bien défini pour créer de la valeur très vite. Si le Morocco FinTech Center réussit à multiplier ce genre d’expériences et à leur donner une continuité, il deviendra un vrai catalyseur. La meilleure gouvernance, ce n’est pas celle qu’on décrit dans un organigramme. C’est celle qu’on sent, parce que les solutions arrivent, tournent et améliorent le quotidien.
F.N.H. : Pensez-vous que les conditions sont réunies pour que l’open banking prenne enfin forme au Maroc, avec des API concrètes et accessibles ? Quels seraient les déclencheurs phares ?
S. G. : Avant de parler de conditions techniques, il faut d’abord se demander si l’open banking répond aujourd’hui à un vrai besoin au Maroc. Pour beaucoup, ce n’est pas une API qu’ils attendent, mais une solution qui simplifie la gestion de leur argent. L’étudiant veut pouvoir suivre ses finances sans jongler entre plusieurs applications. Le commerçant veut encaisser ses clients sans perdre une journée à la banque. L’analyste veut comparer rapidement les offres de crédit ou accéder à des données fiables pour prendre ses décisions. En réalité, l’open banking est avant tout une question de fluidité plutôt qu’une affaire de technologie. C’est la possibilité de connecter ses finances à des outils plus intelligents que ceux proposés par la banque seule. Cela peut rendre l’épargne plus accessible, le crédit plus transparent, accélérer les paiements et même ouvrir la voie à de nouveaux produits financiers, du crowdfunding à l’investissement boursier. Les conditions techniques sont déjà réunies. Les banques disposent des systèmes, les startups des idées et les régulateurs progressent. Mais le véritable déclencheur ne viendra pas d’un décret, il viendra d’une preuve concrète. Le jour où une application locale démontre clairement la valeur de l’open banking, que ce soit pour une PME, un investisseur ou une famille, le marché basculera de lui-même. Il faut finalement arrêter de voir l’open banking comme un objectif en soi. Une API n’est pas une fin, c’est un ingrédient. Ce qui compte, ce n’est pas la matière première, mais ce que les entrepreneurs en feront pour créer des usages qui s’imposent naturellement.
F.N.H. : L’IA et la data sont au cœur de la prochaine vague fintech (scoring alternatif, finance prédictive, détection de fraude). Le Maroc dispose-t-il des talents et des ressources pour jouer un rôle dans cette transition ?
S. G. : Le vrai débat n’est pas de savoir si l’IA existe déjà dans nos usages; tout le monde le sait, elle infiltre nos paiements, nos crédits et nos assurances. La vraie question est plus tranchante : voulons-nous être de simples consommateurs de modèles étrangers ou bâtir une intelligence qui comprend nos réalités locales ? C’est là que se joue la différence. Les modèles importés fonctionnent, mais pas pour mesurer la solvabilité d’un artisan à Ouarzazate ou détecter la fraude sur un transfert venant d’Europe via un compte collectif. Se contenter d’outils conçus ailleurs, c’est risquer d’avoir une IA qui ne comprend pas notre société et qui finit par exclure ceux que nous voulons inclure. Avons-nous les talents ? Oui. Mais ce n’est pas la variable principale. Ce qui manque, c’est un cadre et de la confiance. Une IA ne vit pas dans le vide, elle vit dans les données, et celles-ci touchent à l’intime. Sans garde-fous clairs, on court le risque de braquer l’opinion publique et de nourrir la méfiance plutôt que l’innovation. La voie à suivre consiste à créer des zones d’expérimentation transparentes, avec des cas d’usage concrets. Par exemple, le scoring basé sur les factures d’eau et d’électricité, la détection de fraude en temps réel sur les virements MRE, ou des assistants financiers multilingues accessibles même aux personnes peu alphabétisées. À cela s’ajoute une règle simple : aucune donnée sensible ne sort sans anonymisation stricte et contrôle indépendant. C’est ce qui donnera de la légitimité. Le Maroc n’a pas besoin de courir derrière la Silicon Valley. Sa force peut être ailleurs : dans la création d’une IA de proximité, moins obsédée par la puissance brute mais plus fine dans l’adaptation culturelle et linguistique. Imaginez un modèle qui comprend les subtilités de l’arabe dialectal ou de l’amazigh dans une réclamation client. Voilà la différenciation. Nous avons donc les talents et les ressources. Mais si nous voulons jouer un rôle, il faut décider que ce rôle ne sera pas celui de l’éternel suiveur. L’IA peut devenir un levier économique majeur pour le Maroc, à condition qu’elle soit conçue comme un outil de souveraineté et de confiance, pas comme une simple mode technologique.
F.N.H. : Au-delà de la technologie, quels sont les enjeux financiers prioritaires pour faire émerger un écosystème fintech robuste ?
S. G. : On a souvent confondu aider et financer. Distribuer de petits prêts d’honneur ou des subventions symboliques, c’est une bouffée d’air, mais ça ne construit pas une industrie. Ce qu’il faut aujourd’hui, ce sont des financements capables de soutenir le passage à l’échelle. Un prototype, au Maroc, on sait le faire. Ce qui manque, c’est le capital patient qui permet de transformer une idée validée en produit massivement utilisé. Le premier enjeu est donc le capital-risque local. Tant qu’il reste timide, l’innovateur marocain ira chercher ailleurs, à Dubaï, Lagos ou Paris, pour trouver son oxygène financier. Et à ce moment-là, le pays perd non seulement un projet mais aussi les emplois, la data et l’impact économique qui vont avec. Le deuxième enjeu est l’implication des grandes institutions. Banques, assurances, caisses de retraite doivent aller au-delà du rôle de partenaires symboliques et devenir co-investisseurs. Le Kenya ou le Nigeria n’ont pas décollé grâce à des chèques publics, mais parce que les acteurs privés ont parié fort sur leurs premières fintechs locales. Ici, une banque qui investit dans une startup de paiement ne prend pas seulement un risque, elle mise sur sa propre modernisation. Le troisième enjeu est la spécialisation. Inutile de financer toutes les startups indistinctement. Il faut des fonds thématiques : fintech, agritech, healthtech. L’argent circule plus facilement quand la thèse est claire. En somme, la priorité financière n’est pas de multiplier les aides symboliques, mais de créer une vraie chaîne de financement. Amorçage solide, capital-risque structuré et relais clairs pour les sorties, qu’il s’agisse d’IPO ou de rachats. Quand la Bourse de Casablanca attire une société comme Akdital, elle prouve qu’il existe une voie locale pour lever massivement. Il faut désormais que ce chemin soit ouvert aux fintechs. Le Maroc n’a pas besoin de beaucoup d’argent dispersé, il a besoin de capital concentré, audacieux et patient. C’est cela qui transformera un écosystème prometteur en industrie durable.
F.N.H. : Pouvons-nous dire qu’aujourd’hui nous assistons à une véritable tentative de structuration intégrée de l’écosystème fintech, capable de produire un effet d’entraînement à l’échelle nationale ?
S. G. : On peut parler d’une véritable tentative de structuration. Pas encore d’un édifice achevé, mais d’un chantier qui prend forme avec une logique plus intégrée qu’auparavant. Le Morocco Fintech Center n’est pas une initiative isolée de plus. Il se positionne comme l’espace où banques, régulateurs, startups et investisseurs cherchent enfin à travailler ensemble sur une même plateforme. C’est cette volonté de convergence qui marque une différence par rapport au passé. La fragmentation n’a pas disparu pour autant. Beaucoup de projets fintech au Maroc continuent d’évoluer en parallèle, et les règles du jeu ne sont pas toujours claires pour ceux qui veulent innover. Le KYC digital avance à travers quelques expérimentations bancaires, mais il n’existe pas encore de standard national. L’adhésion au PAPSS ouvre une porte africaine, mais nous en sommes encore au stade de l’annonce. Il faudra du temps avant que les PME marocaines voient concrètement leurs paiements transfrontaliers s’accélérer. L’essentiel est de voir le signal. Pour la première fois, un effort assumé cherche à mettre en cohérence des initiatives jusquelà dispersées. Et si cet effort est maintenu, il peut produire un effet d’entraînement. Un commerçant qui encaisse en instantané, un étudiant qui paie ses frais sans paperasse, un investisseur qui accède à une IPO via une application simple. Ces résultats concrets donneront chair à la structuration. Nous sommes donc dans une tentative réelle. Elle n’est pas parfaite et pas encore consolidée, mais elle a le mérite d’exister et de poser des rails communs. Le véritable enjeu désormais est de maintenir le rythme et de transformer ces premiers pas en standards visibles et tangibles pour tous.