Le secteur des fintechs au Maroc connaît une forte croissance, soutenue par des avancées technologiques comme l’intelligence artificielle et la blockchain. Des initiatives comme le Morocco Fintech Center favorisent la collaboration entre acteurs publics et privés, facilitant la transformation digitale des services financiers. Entretien avec Sofiane Gadrim, directeur des nouvelles technologies (CTO) et co-fondateur d’Atela.
Propos recueillis par Ibtissam Z.
Finances News Hebdo : Quel regard portez-vous sur l’évolution du secteur des fintechs au Maroc ces dernières années, tant en termes de croissance, d’innovation que de réglementation ?
Sofiane Gadrim : Le plus fascinant dans la fintech aujourd’hui, c’est la façon dont l’IA a littéralement changé les règles du jeu. Il y a encore un an, se lancer dans la conception d’un modèle d’IA capable de rivaliser avec ceux des géants comme OpenAI relevait presque de l’utopie, tant les coûts se chiffraient en milliards. Mais les dernières percées technologiques, illustrées par des initiatives comme DeepSeek, ont bousculé ce paysage de façon radicale. On peut désormais entraîner et affiner un modèle performant avec des budgets infiniment plus modestes, en combinant astucieusement ressources open source, infrastructure cloud et expertises locales. Certes, les défis d’infrastructure subsistent; il ne suffit pas d’une connexion Internet basique pour manipuler des téraoctets de données, mais l’essentiel de la valeur réside maintenant dans la créativité, la pertinence des données et l’aptitude à concevoir des use cases pertinents.
Au Kenya, par exemple, des fintechs comme Tala utilisent des modèles prédictifs pointus pour évaluer la solvabilité d’emprunteurs n’ayant pratiquement aucun historique bancaire, en s’appuyant simplement sur leurs données téléphoniques ou leur usage des réseaux sociaux. Résultat : un système de microcrédit hyper-réactif, capable de gérer des milliers de demandes en temps réel sans solliciter de gigantesques infrastructures. Au Nigeria, Paystack a mis en place une plateforme de paiement intelligente qui surveille chaque transaction de bout en bout. Son IA apprend en continu des schémas d’activité des utilisateurs et peut bloquer automatiquement une opération suspecte en quelques millisecondes. Au Brésil, Nubank a développé un écosystème d’outils prédictifs qui personnalise l’expérience client de manière granulaire, de l’attribution de limites de crédit jusqu’au ciblage marketing, en fonction du comportement de chaque titulaire de carte.
Enfin, Attijariwafa bank a amorcé une stratégie data-driven qui s’étend à plusieurs de ses filiales en Afrique. Concrètement, elle utilise des algorithmes d’apprentissage pour consolider et analyser, en quasi temps réel, les flux de transactions issus de différents marchés. L’objectif est d’affiner le scoring crédit, détecter plus rapidement la fraude et personnaliser les offres bancaires en fonction des spécificités locales. Ainsi, un emprunteur au Sénégal ou en Côte d’Ivoire bénéficie d’une évaluation de risque instantanée, tandis qu’un client marocain voit ses transactions transfrontalières validées plus vite et avec une meilleure visibilité sur les taux et les frais. Grâce à cette mutualisation de la data et aux briques d’IA qui tournent sur des infrastructures cloud relativement accessibles, le groupe peut itérer sur de nouveaux produits comme la carte de paiement régionale, l’assurance à la demande, solutions de paiement mobile, sans alourdir ses coûts.
L’essentiel réside dans la capacité à identifier des jeux de données pertinents et à entraîner des algorithmes dédiés à un cas d’usage précis. Ce schéma est d’autant plus parlant pour le Maroc qu’il peut, par exemple, étendre cela pour améliorer davantage la bancarisation des zones rurales, le développement d’assistants virtuels multilingue en arabe, amazigh et autres langues pour un suivi client 24h/24 et l’automatisation du contrôle KYC dans un environnement où la sous-bancarisation reste un défi majeur. Ces avancées IA ont transformé de manière radicale notre façon de travailler chez Atela, du prototypage jusqu’au déploiement en production. Pour donner un ordre de grandeur, nous avons réduit d’environ 80% le temps passé à la consolidation et au nettoyage de données financières grâce à nos algorithmes internes d’extraction et de validation. L’IA générative que nous avons intégrée dans nos process nous permet de générer des analyses, présentations et recommandations à la volée, libérant du temps pour l’innovation et la recherche pure. Autrement dit, l’innovation n’est plus séquentielle, mais quasi simultanée.
F.N.H. : Dans quelle mesure l’émergence des fintechs a-telle transformé le secteur bancaire marocain, et quels sont les principaux défis pour une intégration optimale ?
S. G. : Le secteur bancaire marocain évolue de façon de plus en plus concrète vers l’automatisation et l’IA, mais les chantiers sont souvent moins visibles que la digitalisation frontale (applications mobiles, sites web). En back-office, plusieurs banques ont déjà mis en place des modules de reconnaissance de documents et de signature électronique, facilitant le traitement des dossiers et réduisant sensiblement les délais de validation. Même si l’on ne dispose pas encore d’un KYC entièrement automatisé à grande échelle, on constate des progrès notables : certaines institutions croisent déjà les données d’identité avec des registres d’état civil et des historiques de transaction pour accélérer l’ouverture de compte. CIH Bank teste depuis début 2023 une solution partielle de remote onboarding. Ainsi, le client numérise sa pièce d’identité, puis l’algorithme compare automatiquement la photo à celle du registre national d’état civil et aux historiques de transaction si disponibles, raccourcissant de moitié la durée d’ouverture de compte en agence. Cette évolution s’inscrit dans la volonté de Bank Al-Maghrib d’encourager la digitalisation des processus bancaires.
Depuis la mise en place du dispositif «sandbox» réglementaire en 2019, plusieurs acteurs ont expérimenté des modules d’identification biométrique ou d’analyse prédictive. Bien que l’on ne parle pas encore d’un KYC 100% automatisé à l’échelle du marché, les premiers retours sont encourageants. En effet, selon des chiffres communiqués lors du Forum de la banque digitale en 2022, le volume de comptes ouverts via des canaux numériques a augmenté de 35% d’une année sur l’autre. Parallèlement, Bank Of Africa a mis en place fin 2022 un outil d’analyse sémantique pour accélérer le traitement des réclamations clients. L’IA y trie automatiquement les emails et les messages reçus, hiérarchise leur urgence et propose des réponses standardisées, divisant par trois le délai moyen de résolution.
À plus large échelle, cette modernisation du back-office vise aussi à soutenir la bancarisation dans des zones encore peu couvertes. Certains établissements commencent ainsi à déployer des terminaux mobiles où un agent local peut, en liaison avec un centre d’appels doté de solutions d’analyse vocale, finaliser l’ouverture d’un compte ou la souscription à un micro-crédit, même sans agence physique à proximité. En somme, l’adoption de l’IA se fait par briques opérationnelles, sans forcément mettre en avant de grandes campagnes de communication. Les chantiers sont pragmatiques : identification automatisée, accélération du crédit, traitement des requêtes clients… et ils commencent à afficher des résultats mesurables, tant en termes de performance interne (baisses des délais, diminution du taux d’erreur) que de satisfaction client (simplification des démarches, diminution des allers-retours en agence). C’est dans cette progression étape par étape, sous le regard attentif du régulateur, que l’automatisation et l’IA transforment concrètement le secteur bancaire marocain.
F.N.H. : Quels leviers le Morocco Fintech Center doit-il actionner pour structurer et accélérer le développement de l’écosystème fintech au Maroc ?
S. G. : La récente signature d’un mémorandum entre Bank Al-Maghrib, la BERD et un consortium coréen confirme surtout l’essor de l’écosystème financier marocain et la volonté de l’inscrire dans un réseau international plus vaste. Le Morocco Fintech Center, qui réunit déjà plusieurs acteurs publics et privés, peut parfaitement s’appuyer sur cet élan pour renforcer sa mission. A savoir, servir de passerelle entre les institutions établies et les innovateurs locaux, mutualiser les ressources et fédérer les initiatives autour de problématiques ciblées comme le paiement transfrontalier, l’optimisation des parcours client, la micro-assurance ou encore la généralisation de portefeuilles digitaux plus souples. L’enjeu est de focaliser l’énergie collective sur des cas d’usage concrets, proposer, par exemple, des applications qui rendent l’épargne et l’investissement plus accessibles aux petits porteurs, ou faciliter l’inclusion financière dans des zones peu bancarisées grâce à l’analyse de données en temps réel. Si le Morocco Fintech Center parvient à catalyser cette collaboration entre grands établissements, jeunes pousses et partenaires internationaux, le Maroc pourra concrétiser ses ambitions de hub fintech régional, tout en favorisant l’innovation de proximité dans l’ensemble du Royaume.
Dans d’autres écosystèmes, comme à Singapour ou à Londres, l’innovation financière s’est accélérée en mettant en place de véritables labs permanents où l’on réunit, sur de courtes périodes, des équipes mixtes composées de développeurs, d’analystes et de responsables métier. Le principe est simple: on part d’un besoin concret, par exemple l’accès instantané à un produit d’épargne pour les non-bancarisés, et on lui dédie une petite équipe agile, avec un délai de quelques semaines pour livrer un prototype fonctionnel. Cette approche repose sur des ressources techniques standardisées (serveurs cloud, API de paiement, briques IA open source) et une capacité à se coordonner en temps réel, souvent via des outils collaboratifs. Au Maroc, le Morocco Fintech Center pourrait s’inspirer de cette méthodologie en proposant des sprints mensuels et en mobilisant, à chaque itération, quelques banques, startups et profils techniques variés pour se concentrer sur des projets ciblés : comme la gestion de trésorerie pour les PME exportatrices, la micro-assurance intégrée dans une application mobile, ou des plateformes simplifiées de gestion d’investissements pour le grand public. Pour que ces prototypes aient une chance de s’industrialiser rapidement, il faut aussi prévoir un suivi rigoureux. Un comité d’évaluation, associant le Morocco Fintech Center et les partenaires internationaux, analyserait les projets à chaque étape, tels que la faisabilité, l’intérêt marché, les possibilités d’extension ou d’intégration dans les systèmes bancaires existants.
C’est dans ce cadre que la banque de projets que nous avons mise en place chez Atela prend tout son sens. Nous y avons préassemblé des bases de données, des référentiels métiers et un ensemble de business plans opérationnels, de sorte que les acteurs financiers n’aient pas à repartir de zéro à chaque nouvelle idée. Concrètement, cela signifie qu’il suffit de constituer une petite équipe de développeurs, d’analystes et de décideurs motivés pour piocher dans ces ressources préformatées et tester rapidement la faisabilité d’un MVP, qu’il s’agisse d’une application de paiement modulaire, d’un outil de micro-assurance ou d’une plateforme d’épargne en temps réel. Grâce à cette approche, l’itération est continue. Après quelques semaines de prototypage, on intègre les retours terrain, on affine la proposition, puis on valide l’adéquation au marché dans un laps de temps record. En créant ainsi une boucle vertueuse de prototypage, de validation et d’itération, le Maroc pourrait progressivement aligner son calendrier sur celui des grands hubs fintech mondiaux, tout en adaptant les solutions à ses réalités locales. Avec ce dispositif, chaque succès, même modeste, deviendrait un levier pour renforcer la confiance des acteurs, attirer plus d’investissements et structurer encore mieux la filière.
F.N.H. : Quels types d’accompagnement et d’incubation seraient les plus efficaces pour aider les startups fintech à croître et à s’internationaliser ?
S. G. : Même si plusieurs initiatives existent déjà pour encourager l’entrepreneuriat tech comme le Technopark qui m’a accompagné, on sent que le Morocco Fintech Center veut maintenant franchir une nouvelle étape dans la spécialisation des programmes d’accompagnement. L’idée serait de construire de véritables parcours fintech, capables d’apporter un soutien ciblé sur les spécificités du secteur: intégration bancaire, modèles d’IA dédiés, standards de sécurité financière ou encore déploiement rapide à l’international. En réalité, le terrain est déjà partiellement préparé : il suffit de structurer davantage les énergies existantes, de formaliser des sessions de mentorat avec des acteurs bancaires, de mettre en place des workshops techniques sur l’API banking ou l’automatisation des process et de développement. D’ouvrir régulièrement des ponts vers d’autres hubs régionaux comme en Afrique de l’Ouest, au Moyen-Orient, voire en Europe.
Cette logique de «fail fast, learn faster» trouve alors tout son sens. Plutôt que de risquer de longs cycles de développement, les startups testent leur prototype auprès d’utilisateurs réels et d’institutions pilotes, identifient les points de friction, puis pivotent ou améliorent la solution en un temps record. L’expérience montre qu’il ne faut pas se contenter d’un apport financier ou d’un hébergement physique, mais proposer un vrai accompagnement sur le volet commercial et l’accès aux marchés. Des équipes mixtes, associant régulateurs, banques et startups, peuvent ainsi passer en revue les goulots d’étranglement, valider des use cases concrets et planifier le passage à l’échelle. De cette façon, chaque succès, qu’il s’agisse d’une application de micro-épargne ou d’une plateforme de paiement transfrontalier, devient une vitrine pour tout l’écosystème, et attire plus facilement l’intérêt de partenaires étrangers prêts à multiplier les expérimentations. Le rôle du MFC consiste donc à orchestrer cette dynamique, à la rendre visible et à lui donner des bases solides pour que le Maroc s’affirme comme un pôle fintech crédible à l’échelle régionale.