Dans cet entretien réalisé à bâtons rompus, le président de la Commission fiscalité à la CGEM, Abdelkader Boukhriss, commente les nouvelles mesures fiscales du Projet de Loi de Finances 2016. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, les nouvelles tranches d’imposition en matière d’IS n’intègrent pas du tout la notion de progressivité, si longtemps souhaitée par le patronat. Retour sur les principaux détails d’ordre fiscal du Budget 2016 : la suppression de l’imputation de la cotisation minimale, l’introduction de la TVA sur la marge, l’exonération de la TVA sur investissement, le remboursement de la TVA sur les biens d’investissement, la révision des dispositifs de sanction, de contrôle fiscal et de prescription, etc.
Finances News Hebdo : Quelle appréciation globale faites-vous du PLF 2016 ? Y voyant les traces de plusieurs propositions formulées par la CGEM, d’aucuns pensent que le gouvernement s’est contenté de reprendre fidèlement les mesures souhaitées par le patronat. Qu’en dites-vous ?
Abdelkader Boukhriss : Le PLF 2016 reprend certes quelques mesures proposées par la CGEM, mais pas toutes. Nous ne sommes pas les concepteurs de la Loi de Finances, comme le laissent croire certains médias. Cela dit, nous avons noté avec satisfaction l’introduction de quelques mesures proposées par notre Confédération, notamment deux au titre de la TVA, dont celle se rapportant à la marge pour le secteur agroalimentaire, consommateurs d’intrants hors champ de TVA. La deuxième consiste à pouvoir investir en exonération de TVA, quoique le gouvernement a proposé le remboursement du crédit de TVA qui serait né de l’investissement, ce qui constitue une demi-satisfaction pour nous, étant donné que nous souhaitions qu’il y ait une exonération totale de l’investissement. Mais pour y voir plus clair, il faut attendre les modalités pratiques des nouvelles mesures fiscales.
F.N.H. : Le gouvernement a introduit également la notion de progressivité chère à la CGEM, tout en reprenant identiquement les tranches de résultat proposées par vos soins !
A. B. : Au risque de vous surprendre, tel que le PLF est présenté aujourd’hui, la mesure introduite concernant l’IS n’intègre pas la notion de progressivité (taxation par tranches). Le projet introduit juste de nouveaux taux d’imposition (20% et 31%). Cette mesure ne retient pas un calcul progressif comme c’est le cas pour l’IR.
Nous ne sommes pas dans une logique d’imposition progressive. Nous sommes dans une logique d’imposition en fonction du résultat, cela ne répond pas à l’attente des opérateurs.
F.N.H. : Qu’entendez-vous alors par «progressivité» ?
A. B. : Prenons l’exemple d’une entreprise qui réalise un résultat de 10 millions de DH. La progressivité consiste à taxer à 10% la tranche de résultat de 300.000 DH, puis à 20% la partie du résultat entre 300.000 à 1 million de DH, ensuite à 30% de 1 à 5 millions de DH et, enfin, à 31% la tranche entre 5 à 10 millions de DH.
Nous allons continuer à faire entendre notre voix pour expliquer notre proposition qui consiste à introduire une vraie progressivité en matière d’IS. Il n’est pas normal de passer d’un taux à un autre pour un dirham de résultat supplémentaire. Nous sommes conscients que ce n’est pas une réforme facile à mettre en oeuvre, et qu’il va falloir, dans un premier temps, adapter le système d’information de l’administration aux exigences de la progressivité.
F.N.H. : Vos doléances au titre de l’IS ne se limitent pourtant pas à la seule mesure de progressivité…
A. B. : Effectivement, nous avons proposé un package de mesures au titre de l’IS. Outre la progressivité de l’IS, nous avons souhaité aligner les règles fiscales aux règles comptables. Aujourd’hui, l’entreprise détermine son résultat comptable, avant de procéder au calcul de son résultat fiscal. Nous souhaitons harmoniser ces deux règles pour permettre aux entreprises d’avoir un seul mode de calcul de résultat.
Parmi nos propositions, figure également l’idée d’une fiscalité de groupe. Les groupes au Maroc sont souvent amenés à faire des opérations intra-groupe et se voient parfois taxés sur un bénéfice théorique (virtuel). Exemple : Quand une holding cède une activité, des titres ou des actifs d’une filiale à une autre. Nous souhaitons instaurer une fiscalité de groupe pour permettre une meilleure optimisation fiscale, en toute transparence, et éviter une imposition de bénéfice virtuel.
F.N.H. : Demander une fiscalité de groupe risque de vous coller l’image d’un patronat réservé aux grandes structures !
A. B. : La CGEM est une organisation composée de petites, moyennes et grandes entreprises. Il nous appartient de défendre l’intérêt de l’ensemble de nos membres. Nous veillons à structurer nos propositions par rapport à l’ensemble de nos membres. On ne peut pas privilégier une catégorie au détriment d’une autre. La progressivité de l’IS et l’alignement des règles comptables aux règles fiscales concernent d’ailleurs l’ensemble des PME.
F.N.H. : Pensez-vous que la nouvelle mesure au titre de l’IS serait favorable aux PME, et assez suffisante pour inciter les gens à inté-grer le secteur formel ?
A. B. : Nous devrons contribuer à amener les opé-rateurs à se soumettre plus facilement à l’imposition. Ce n’est pas une tâche facile de s’acquitter de l’impôt. Nous devons analyser le constat de déficit annoncé chez 60% des entreprises au Maroc et penser aux mécanismes nécessaires. D’où l’idée d’introduire un IS adapté au tissu économique des PME. Notre rôle à la CGEM consiste justement à pousser les entre-prises à se soumettre à l’impôt, car nous défendons la transparence et le civisme fiscal. Nous sommes conscients que le Budget de l’Etat est financé à hauteur de 60% par les recettes fiscales. Encore faut il que le gouvernement puisse nous écouter, élargir l’assiette fiscale et éviter une concentration sur un certain nombre d’entreprises.
F.N.H. : Le constat de déficit chez une bonne partie des entreprises nous amène à évoquer la nouveauté introduite dans le PLF 2016 au sujet de la cotisation minimale, notamment la suppression de l’imputation…
A. B. : C’est une mesure qui ne repose sur aucun fondement économique. Si on vise par cette mesure les entreprises en situation de déficit chronique, je ne pense pas qu’elle va corriger la situation puisque l’on sait que la cotisation minimale est totalement perdue et non récupérable. On est en train de sacrifier un principe sacré dont bénéficient les entreprises qui traversent des difficultés parfois conjoncturelles.
F.N.H. : Où en est le dossier de rembourse-ment des crédits TVA sachant que la CGEM a récemment pointé un certain «décalage» entre le discours des pouvoirs publics et la réalité des remboursements effectués ?
A. B. : Nous demandons à ce qu’il y ait un suivi et une communication sur le processus de rembourse-ment. Sachant que plusieurs entreprises n’ont pas été remboursées bien qu’elles aient déjà déposé leurs dossiers. Faut-il rappeler aussi que les crédits remboursables, à ce jour, concernent uniquement la période arrêtée à fin décembre 2013. Or, un nou-veau crédit de TVA a été constitué depuis le 1er jan-vier 2014. Mais la Loi de Finances 2016 n’en parle pas malheureusement. Il faut qu’on nous précise ce qu’il en adviendra.
F.N.H. : La Loi de Finances 2016 a le mérite d’entamer le processus de généralisation du remboursement de la TVA sur les biens d’investissements acquis depuis le 1er jan-vier 2016. En êtes-vous satisfaits ?
A. B. : Nous sommes satisfaits de cette mesure, mais nous attendons de voir son mode opératoire. Au sein de la CGEM, nous souhaitons la générali-sation du remboursement du crédit TVA, quelle que soit son origine. Nous tenons beaucoup au principe de neutralité de la TVA.
F.N.H. : A propos de neutralité, il y a eu quand même un effort pour converger vers deux taux. Après ADM en 2015, c’est au tour de l’ONCF de voir sa taxation TVA augmenter de 14 à 20% en 2016.
A. B. : La convergence des taux est fortement liée au crédit de TVA. Ce sont les distorsions de taux qui sont à l’origine de la création du crédit de TVA. Le fait de converger vers deux taux permet justement de réduire le butoir. Le passage d’un taux de 14 à 20% de TVA en matière de transport ferroviaire va permettre à l’ONCF d’absorber son crédit de TVA et d’éviter une situation de butoir. Il faut qu’on continue cet effort pour l’ensemble des opérateurs. Moins on aura de taux, moins on aura de distorsions et, in fine, moins on aura de crédits de TVA à rembourser.
F.N.H. : Comment avez-vous accueilli l’intro-duction de la TVA sur la marge ?
A. B. : C’est une bonne avancée pour le secteur agro-industriel qui utilise des intrants agricoles (hors champ de TVA) mais qui, en aval, fait supporter à ces produits transformés un taux de 20%. Ce secteur se trouvait dans une situation où l’on taxe le chiffre d’affaires et non pas la valeur ajoutée. D’où l’idée d’introduire une TVA sur la marge. Nous attendons de voir les détails de cette mesure. Une chose est sûre, nous devons garantir à nos produits agroali-mentaires issus des industries de transformation les conditions de compétitivité.
F.N.H. : Que pensez-vous des nouvelles révisions apportées au dispositif de sanction (pénalités, taux) ?
A. B. : C’est bien de revoir ces dispositifs, mais nous regrettons l’absence de concertation avec les opéra-teurs précisément sur ce sujet. Dans le projet de Loi de Finances 2016, il est expressément mentionné le renforcement des sanctions pénales. Ce n’est pas un bon signal pour les opérateurs aussi bien nationaux qu’internationaux. On ne règle pas la fraude unique-ment par la sanction. Nous aurions souhaité voir un renforcement des moyens de l’Administration fiscale pour traquer les fraudeurs.
F.N.H. : Quid du prolongement du délai de prescription de 4 à 10 ans ?
A. B. : Cette mesure a surpris tout le monde, car elle touche un principe important de notre législation fiscale. Nous comprenons bien que l’Administration fiscale veuille exercer son droit de reprise au-delà des 4 ans, mais pas à 10 ans. Sachant que l’Admi-nistration fiscale dispose d’autres moyens (droit de constatation, contrôles ponctuels) pour traquer les fraudeurs. Ce qui est plus surprenant, c’est que le gouvernement ne propose rien pour les bons contri-buables. Il faut savoir que sous d’autres cieux, le délai de prescription a été réduit à 2 ou 3 ans pour certaines catégories de contribuables.
F.N.H. : Des modifications seront appor-tées également au contrôle fiscal (délais de contrôle, composition des commissions locales, etc.). Qu’en dites-vous ?
A. B. : Il est certain que le dispositif actuel a atteint ses limites, et qu’il était temps de le réaménager. Mais on aurait souhaité être entendus, car ce sont les entreprises qui subissent ce contrôle. Au sein de la CGEM, nous considérons que le contrôle fiscal fait partie de la vie de l’entreprise. Encore faut-il qu’il soit bien encadré, répondant aux normes et garantis-sant aux contribuables un certain nombre de droits. Sachant que le contrôle fiscal rapporte aujourd’hui plus de dix milliards de DH, chaque année au Trésor public.
Propos recueillis par Wadie El Mouden