Alors que les monnaies numériques de Banques centrales s’invitent dans les stratégies monétaires des grandes nations, le Maroc, lui aussi, avance ses pions. Loin du tumulte des cryptomonnaies, le Dirham numérique se dessine comme une innovation de confiance, pensée pour renforcer la stabilité, l’inclusion financière et la souveraineté de demain. Mais concrètement, que signifie cette mutation pour nos usages, nos institutions et notre économie ? Décryptage avec Badr Bellaj, expert en blockchain et en cryptomonnaies.
Propos recueillis par Gh. Bennani
Finances News Hebdo : Qu’est-ce qu’une monnaie numérique comparée à une monnaie classique, dite matérielle ?
Badr Bellaj : Une monnaie numérique, aussi appelée CBDC (Central Bank Digital Currency) ou MDBC en français (Monnaie digitale de Banque centrale), est une version électronique du cash. Concrètement, ce sont des unités de monnaie que vous pouvez recevoir, stocker dans un wallet électronique et échanger directement comme vous le feriez avec du cash physique. Contrairement à la monnaie scripturale ou classique – qui est un simple enregistrement comptable dans un compte bancaire –, la monnaie numérique est réellement échangeable, peer-to-peer sans passer nécessairement par une banque commerciale. Elle s'inspire fortement du modèle des cryptomonnaies, notamment en termes de technologie sous-jacente, comme la blockchain ou les systèmes distribués.
F. N. H. : Qui régule cette monnaie numérique et selon quel cadre ?
B. B. : La monnaie numérique est généralement émise et régulée par la Banque centrale. Dans le cas du Maroc, il s’agirait bien entendu de Bank Al-Maghrib. Un projet de loi est actuellement en cours d’élaboration pour encadrer cette nouvelle forme de monnaie. Cette loi définira le statut juridique de la monnaie numérique, ses conditions d’utilisation, ses limitations et les responsabilités des acteurs impliqués. C’est donc un cadre légal national qui viendra légitimer et structurer cette nouvelle réalité monétaire.
F. N. H. : Comment est déterminée la valeur d’un Dirham numérique ? Estelle différente de celle du Dirham classique ?
B. B. : Non, la valeur d’un Dirham numérique est strictement équivalente à celle d’un Dirham classique. Il ne s’agit pas d’une cryptomonnaie volatile et spéculative : c’est une monnaie stable, adossée à la monnaie nationale. C’est donc uniquement le format qui change, pas la valeur. Au lieu d’avoir un billet ou une pièce, vous avez une version numérique du Dirham, mais 1 Dirham numérique = 1 Dirham physique.
F. N. H. : Comment fonctionne techniquement cette monnaie ? Pouvezvous vulgariser le mécanisme pour le grand public ?
B. B. : Il existe plusieurs modèles possibles, mais le plus courant aujourd’hui repose sur la technologie blockchain. Il s’agit d’un réseau distribué de machines (serveurs) interconnectées, hébergées par la Banque centrale (et éventuellement d'autres institutions publiques), qui assurent deux fonctions majeures : • Suivre l’historique et les soldes de chaque utilisateur via un compte spécifique. • Valider automatiquement les transactions via ce qu’on appelle des smart contracts (contrats intelligents). Ces contrats numériques, déployés sur le réseau, contiennent toutes les règles de fonctionnement : conditions d’émission, vérification d’identité, lutte contre la fraude, etc. Ce système permet de supprimer de nombreux intermédiaires. Les transactions sont instantanées, hautement sécurisées et traçables. C’est une grande différence par rapport au système classique où un virement ou un chèque peut prendre plusieurs jours à être finalisé.
F. N. H. : Quelle est la différence entre une monnaie numérique de Banque centrale et une cryptomonnaie ?
B. B. : La différence est fondamentale. Une cryptomonnaie comme le Bitcoin n’est régulée par aucune autorité centrale et sa valeur est déterminée par l’offre et la demande, donc sujette à une grande volatilité. À l’inverse, une monnaie numérique de Banque centrale est émise, régulée et garantie par une Banque centrale. Elle est stable, adossée à une monnaie nationale et vise à reproduire le comportement du cash, tout en bénéficiant des atouts technologiques des blockchains : sécurité, rapidité, traçabilité. Elle n’est donc ni spéculative, ni décentralisée de façon anarchique.
F. N. H. : Quel serait l’intérêt, pour un pays comme le Maroc, de mettre en place un Dirham numérique ?
B. B. : L’objectif est multiple. D’abord, c’est un pas vers une modernisation du système monétaire et des paiements. Cela permettrait d’inclure davantage de citoyens dans l’écosystème financier, notamment ceux qui ne sont pas bancarisés. Ensuite, cela pourrait faciliter les échanges internationaux, en particulier avec d’autres pays africains qui développeraient aussi leurs monnaies numériques. Une plateforme commune pourrait ainsi permettre des règlements directs entre devises numériques locales. Enfin, cela offre des outils puissants pour améliorer la traçabilité, la sécurité des transactions et même pour introduire des politiques monétaires plus fines grâce à la programmabilité de la monnaie.
F. N. H. : Qu’entend-on par «risque frontalier» dans le cas du Maroc ?
B. B. : Le risque frontalier se pose quand une monnaie numérique nationale pourrait être utilisée au-delà des frontières, sans contrôle strict. Cela pose un défi en matière de souveraineté monétaire, surtout pour un pays comme le Maroc qui a un régime de change partiellement contrôlé. Une diffusion incontrôlée du Dirham numérique hors frontières pourrait perturber la politique de change et même favoriser certains usages illicites. D’où l’importance d’un encadrement juridique et technologique strict dès le départ.
F. N. H. : Quels enseignements peut-on tirer des pays qui ont déjà expérimenté ou adopté une monnaie numérique? Est-ce concluant ?
B. B. : L’expérience est encore jeune, mais on observe une tendance claire : plusieurs pays, notamment en Asie et en Afrique, avancent vers des pilotes ou des mises en œuvre concrètes. En Chine, par exemple, le Yuan est déjà en phase de test avancée. Ces projets montrent que la technologie est mature, mais les défis règlementaires, techniques et sociaux restent. L’adhésion des citoyens et la compatibilité avec les systèmes financiers existants sont aussi des enjeux majeurs. Globalement, les retours sont encourageants, mais la mise en œuvre doit être progressive et bien pensée. Un exemple notable à ce sujet est le projet E-Naira, lancé en 2021 par le Nigeria, qui se veut la première expérience de monnaie numérique en Afrique, voire dans le monde. Cependant, ce projet peine à décoller, avec moins de 0,5% d'adoption après deux ans. Plusieurs facteurs expliquent cet échec :
• Manque d'incitations économiques : Absence de réduction de frais significative, pas d’avantages fiscaux ou de cashback, et faible adoption par les commerçants.
• Restrictions excessives : Plafonds transactionnels trop stricts et interdiction pour les non-résidents d’accéder à la monnaie numérique.
• Crise de confiance : Une crise de confiance généralisée dans les institutions financières a également joué un rôle majeur dans cet échec. Face à l’inflation galopante et à la dévaluation du Naira, les Nigérians se sont massivement tournés vers le Dollar et les cryptomonnaies, notamment le Bitcoin, surtout lors de la pénurie de cash en 2023, préférant ces alternatives décentralisées plutôt que la solution officielle proposée par la Banque centrale.
Cet échec met en évidence l’importance de plusieurs facteurs pour assurer le succès d’un projet de monnaie numérique :
• Miser sur l’éducation financière : Des campagnes grand public et des démonstrations sont nécessaires pour encourager l’adoption de la monnaie numérique.
• Collaborer avec les banques et fintechs : Une intégration fluide au sein des systèmes financiers existants est essentielle pour garantir la réussite de la monnaie numérique.
• Offrir des avantages concrets: Des avantages tangibles, comme des frais réduits ou des subventions ciblées, sont nécessaires pour attirer les utilisateurs.
Éviter les restrictions excessives : Tout en contrôlant les risques, il est crucial de ne pas imposer des limitations trop strictes, qui pourraient freiner l’adoption.
F. N. H. : Pour conclure, quels seraient les impacts potentiels de l’introduction d’un Dirham numérique sur la politique monétaire et la stabilité financière du Maroc ?
B. B. : Un Dirham numérique offrirait à la Banque centrale de nouveaux leviers de politique monétaire. Par exemple, en cas de crise, elle pourrait injecter directement de la monnaie dans les portefeuilles numériques des citoyens, sans passer par le système bancaire classique. Cela ouvre la voie à une réactivité accrue et à une meilleure transmission des décisions monétaires. Cependant, il faudra veiller à ne pas fragiliser les banques commerciales, qui pourraient perdre une partie de leur rôle d’intermédiaires. Quant à la stabilité financière, elle pourrait être renforcée grâce à une meilleure transparence et traçabilité des flux monétaires, tout en limitant les risques de blanchiment ou de fraude.