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Intelligence artificielle: «Dans le secteur bancaire, l'impact est particulièrement transformateur»

Intelligence artificielle: «Dans le secteur bancaire, l'impact est particulièrement transformateur»

L'intégration de l'IA dans les banques marocaines renforce la sécurité et améliore l'efficacité. Elle permet aussi de naviguer avec prudence dans un paysage plein de défis technologiques, éthiques et réglementaires. Entretien avec Sofiane Gadrim, directeur des nouvelles technologies (CTO) et co-fondateur d’Atela.

 

Propos recueillis par Ibtissam Z.

Finances News Hebdo : Aujourd’hui, tout le monde a tendance à parler d’intelligence artificielle. Est-ce un buzzword ou quelque chose qui est amené à durer ?

Sofiane Gadrim : L'attrait pour l'intelligence artificielle (IA) ne date pas d'hier. L'humanité a toujours été fascinée par l'idée de répliquer son propre raisonnement. Cette fascination a pris un tournant formel avec la naissance du terme intelligence artificielle en 1955, proposé par John McCarthy. L'année suivante, McCarthy et ses collègues lançaient la conférence de Dartmouth, posant les fondements de l’IA. Cependant, le chemin de l'IA n'a pas été sans embûches. Les périodes appelées «hivers de l'IA», marquées par un ralentissement du progrès et du financement, témoignent des défis techniques et des attentes démesurées qui ont parfois freiné son développement. Mais le récent essor des «Large Language Models» (LLMs), comme ChatGPT, marque un tournant décisif. Les LLMs ont été un catalyseur, démocratisant l'usage de l'IA via ChatGPT qui est un outil conversationnel, simple d’utilisation par sa capacité à dialoguer et à générer du contenu pertinent. Soudain, une technologie qui semblait lointaine est devenue un outil quotidien, trouvant sa place dans les applications de santé pour diagnostiquer plus précisément, dans les médias pour générer des rapports automatiques, ou encore dans l'éducation pour fournir un tutorat personnalisé.

Cette accessibilité a ouvert une nouvelle vague d'opportunités : des entreprises et services existants intègrent désormais l'IA pour optimiser leurs opérations, tandis que de nouvelles vocations et industries émergent, capitalisant sur la puissance de ces technologies. Startups et grands groupes explorent de nouvelles façons de servir leurs clients, tandis que le marché du travail s'adapte, avec une demande croissante pour des compétences en IA dans presque tous les secteurs. En parallèle, l'impact de l'IA dépasse largement le cadre technologique pour toucher à des questions géopolitiques. La maîtrise de l'IA est désormais perçue comme cruciale pour la sécurité nationale et la souveraineté. Avec les données devenant le nouveau pétrole et les puces électroniques, le nerf de la guerre de l'IA, une nouvelle sorte de compétition mondiale a émergé. Les pays luttent pour sécuriser les ressources en semi-conducteurs et attirer les talents en IA, dessinant ainsi les contours d'une ère de tensions technologiques où alliances et rivalités se cristallisent autour de l'accès aux technologies avancées. Cet élan vers l'IA ne signifie donc pas seulement l'automatisation des tâches ou l'amélioration des services existants, mais aussi la création d'un paysage entièrement nouveau d'opportunités économiques et de défis stratégiques à l'échelle globale.

 

F.N.H. : L'intelligence artificielle révolutionne tous les secteurs, y compris celui des services financiers. Quels sont les principaux enjeux et opportunités offerts par l'IA dans le domaine bancaire ?

S. G. : Les implications économiques de l'IA sont telles que je n'hésite pas à parler d'un impact potentiel de 2 à 3% sur le PIB national marocain. C'est un chiffre qui pourrait sembler audacieux, mais c'est la mesure de l'impact révolutionnaire que l'IA peut avoir sur notre économie. L'IA a le potentiel de transformer de nombreux secteurs critiques tels que la santé, l'agriculture et les services financiers, en rendant les services plus efficaces et en ouvrant de nouvelles voies pour l'innovation. L'IA s'infiltre donc déjà dans nos vies, que nous en soyons pleinement conscients ou non. Elle est là, présente dans nos smartphones, nos voitures, nos systèmes bancaires, et même dans nos interactions quotidiennes avec le monde numérique. Elle n'est pas seulement un outil améliorant nos interactions, mais un changement structurel qui redessine l'architecture même de nos sociétés. Le développement informatique, secteur dans lequel le Maroc veut se positionner comme un centre d'outsourcing offshore, pourrait être particulièrement touché. L'intégration de l'IA peut être vue comme une opportunité à double tranchant : elle peut réduire le besoin en développements informatiques de basse valeur ajoutée, mais également augmenter l'efficacité et ouvrir de nouvelles perspectives, rendant l'offre marocaine plus attractive sur le marché international. Le développement des compétences en IA est crucial pour maintenir la compétitivité du Maroc, transformant potentiellement des menaces en opportunités substantielles pour l'économie locale et créer des emplois.

Effectivement, l'intelligence artificielle a le potentiel de servir d'émulateur et d'améliorateur dans presque tous les secteurs. Elle ne se substitue pas aux humains, mais agit comme un puissant outil qui accompagne et enrichit le travail humain. Dans le secteur de la santé, par exemple, l'IA aide à diagnostiquer des maladies avec une précision élevée en analysant des images médicales. Dans le domaine de l'éducation, elle personnalise l'apprentissage en s'adaptant aux besoins individuels des étudiants. En agriculture, les algorithmes prédisent les rendements des cultures et optimisent les plans de plantation pour maximiser la productivité. Dans le secteur bancaire, l'impact de l'IA est particulièrement transformateur. Elle rend les services financiers plus rapides et plus sûrs, comme dans le traitement et l'approbation des prêts. Ce qui prenait auparavant plusieurs jours peut maintenant être accompli en quelques minutes. L'IA analyse des volumes considérables de données pour évaluer les risques de manière beaucoup plus précise, réduisant ainsi le risque de défaut de paiement. De plus, les technologies d'IA permettent une personnalisation profonde des services, offrant aux clients des produits financiers qui correspondent exactement à leurs profils et besoins. Chez Atela, nous travaillons actuellement à intégrer l'intelligence artificielle dans nos outils éducatifs financiers. Nous développons un chatbot qui va s’appuyer sur la puissance de l’IA et sur des données de sources fiables telles que Bloomberg, le New York Times et Finances News Hebdo pour offrir des réponses actualisées et pertinentes à des questions financières spécifiques.

Ce projet en cours vise à rendre l'information financière plus accessible et à la portée de tous en plusieurs langues, le rendant accessible même en arabe pour toucher un maximum de Marocains. Par exemple, un utilisateur pourrait demander : «Comment l'augmentation des prix du pétrole affecte-t-elle mon budget quotidien ?» ou «Comment fonctionne vraiment l’inflation» ? Ces questions, très concrètes, montrent comment les fluctuations économiques globales influencent directement les finances personnelles. Notre objectif est de fournir un outil qui ne se contente pas de naviguer dans l'abstrait, mais offre des réponses pratiques et des conseils adaptés qui peuvent réellement aider les Marocains à gérer mieux leur argent au quotidien. En expliquant les liens entre les grandes décisions économiques, les événements mondiaux tels que les crises ou les guerres, et leur impact direct sur les dépenses personnelles, nous souhaitons équiper les utilisateurs avec la compréhension nécessaire pour prendre des décisions financières avisées. Notre objectif est de rendre ces concepts complexes accessibles, permettant ainsi à chaque Marocain de naviguer avec assurance dans un environnement économique en constante évolution. En développant ce chatbot, Atela espère non seulement simplifier la compréhension des enjeux financiers, mais aussi contribuer à une meilleure santé financière pour les Marocains, les aidant à faire face aux défis économiques avec confiance et connaissance. Nous aimerions aussi voir en œuvre un chatGPT souverain marocain; nous sommes en train de faire une étude de faisabilité. Un tel projet nécessiterait une collaboration large entre les institutions publiques, les grandes entreprises, et autres acteurs clés. Un chatgpt souverain serait le premier en Afrique et aiderait à asseoir le leadership marocain dans la région, mettant cette expertise au service de l'Afrique.

 

F.N.H. : Comment aujourd'hui les institutions bancaires marocaines utilisent-elles les systèmes d'IA pour pallier les risques de cybersécurité et répondre aux enjeux éthiques ? Quel rôle la réglementation joue-t-elle dans ce contexte ?

S. G. : Dans le secteur bancaire marocain, l'intelligence artificielle est en train de transformer radicalement la manière de gérer la cybersécurité, tout en soulevant des enjeux éthiques importants qui doivent être méticuleusement équilibrés. L'utilisation de l'IA permet aux banques de surveiller de manière proactive une multitude de canaux de transaction en temps réel, ce qui est crucial pour identifier et réagir rapidement aux activités suspectes. Chaque point de service, que ce soit en ligne, mobile, ou en personne, présente des risques de sécurité potentiels. L'IA aide à surveiller ces points d'entrée diversifiés et à détecter les anomalies qui pourraient indiquer des tentatives de fraude ou des intrusions, ce qui était auparavant géré par des systèmes plus rigides, basés sur des scénarios préétablis. Désormais, grâce à l'apprentissage automatique, l'IA peut s'adapter et apprendre de nouveaux comportements frauduleux au fur et à mesure de leur apparition, offrant ainsi une sécurité dynamique et réactive. Cependant, l'intégration de l'IA soulève également d'importants dilemmes éthiques, surtout en ce qui concerne la gestion des données.

Les banques accumulent de grandes quantités de données personnelles et financières, et l'utilisation de l'IA pour analyser ces données implique un équilibre délicat entre l'extraction de connaissances utiles et la protection de la vie privée des individus. Le principal défi ici est de naviguer entre l'avantage d'avoir accès à de vastes ensembles de données pour améliorer les services et les risques de violation de la confidentialité. De plus, les systèmes d'IA peuvent parfois agir comme des «boîtes noires», où les décisions prises ne sont pas toujours transparentes ou explicables. Cela pose un problème fondamental pour la confiance et la responsabilité, particulièrement dans un domaine réglementé comme la banque. Assurer que les décisions prises par l'IA sont justes, non biaisées et conformes aux attentes éthiques est crucial. En termes de réglementation, le rôle des autorités est de mettre en place un cadre qui protège les consommateurs tout en encourageant l'innovation. La réglementation doit donc trouver le bon équilibre pour permettre aux banques d'exploiter la puissance de l'IA, tout en s'assurant que les technologies sont utilisées de manière éthique et responsable. Cela implique de définir des normes claires pour la confidentialité des données, la transparence des décisions algorithmiques et l'équité des systèmes automatisés. Ainsi, l'intégration de l'IA dans les banques marocaines n'est pas seulement une question de renforcer la sécurité ou d'améliorer l'efficacité, mais aussi de naviguer avec prudence dans un paysage complexe de défis technologiques, éthiques et réglementaires. Cette démarche est essentielle non seulement pour protéger les actifs financiers, mais aussi pour maintenir la confiance du public et la stabilité du système bancaire dans son ensemble.

 

F.N.H. : L'intégration massive de l'IA est-elle vraiment inéluctable pour l'avenir des services financiers au Maroc ?

S. G. : Comme on dit, si vous n'êtes pas à la table des négociations, c’est que vous êtes sur le menu. Ce principe s'applique parfaitement à la situation actuelle du Maroc dans la course mondiale à l'IA. Si le Maroc ne développe pas activement ses propres capacités en IA, en particulier dans le secteur financier, il risque de se retrouver à la merci des technologies et des entreprises étrangères qui définiront les règles du jeu et donc d’être au menu de ces grands. Pour le secteur financier, l'IA n'est pas seulement une option, mais un impératif stratégique. En tirant parti de l'IA, les banques et institutions financières peuvent radicalement améliorer leur efficacité opérationnelle, leur capacité à gérer les risques et à offrir des services personnalisés à une clientèle de plus en plus exigeante. L’IA permet une analyse prédictive qui aide les banques à anticiper les besoins des clients, tout en renforçant les mesures de sécurité et de conformité plus efficacement que jamais. Ainsi, pour que l'intégration de l'IA dans les services financiers atteigne son plein potentiel, un investissement continu dans ces talents et ces technologies est essentiel. Le Maroc est conscient de cela et a déjà mis en place une politique proactive de cloud souverain, et continue d'investir dans des ressources éducatives et technologiques pour assurer que le pays ne suive pas seulement les tendances mondiales, mais qu'il les dirige.

Le Technopark s’investit énormément et commence à être présent partout au Maroc, proposant des espaces de bureaux, des accompagnements personnalisés ainsi que des mises en relation avec des investisseurs et tout un cadre pour l’éclosion de pépites. Enfin, on voit que des initiatives plus locales voient le jour, notamment dans la région Souss-Massa. Le cluster Digipole sert d'exemple concret de comment les initiatives locales peuvent amplifier l'impact de l'IA. Atela, membre actif de ce cluster, participe activement à la création d'une banque de projets intégrant l'IA. Cette banque de projets est conçue pour être mise à disposition de jeunes entrepreneurs talentueux, leur fournissant les outils et ressources nécessaires pour transformer leurs idées innovantes en réalités tangibles. Ces projets visent non seulement à stimuler l'économie locale, mais aussi à créer des emplois et à promouvoir de nouvelles compétences parmi la jeunesse marocaine pour être prêt. Cependant, tout ce dynamisme et ces ambitions nécessitent des investissements financiers substantiels. Malheureusement, il existe un goulot d'étranglement notable au Maroc : la réticence des capital-risqueurs locaux à s'engager pleinement. Bien que l'environnement de start-up au Maroc soit riche en potentiel, les investisseurs en capital-risque semblent hésiter à soutenir pleinement ces initiatives innovantes. En 2023, seulement 17 millions de dollars ont été investis dans des startups au Maroc, un montant qui paraît dérisoire au vu du potentiel énorme du pays. Cette réticence freine non seulement la croissance rapide de l'écosystème technologique, mais aussi l'aspiration du Maroc à devenir un leader dans l'application de l'IA en Afrique. Il est crucial que les capitalrisqueurs locaux reconnaissent l'importance de leur rôle et commencent à jouer un jeu plus un rôle actif dans l'accompagnement et le financement des innovations qui pourraient non seulement transformer l'économie locale ,mais aussi positionner le Maroc comme un hub technologique de premier plan sur le continent. Il n'y a aucune excuse pour ne pas exploiter et maximiser le potentiel de ces jeunes entreprises, surtout quand on considère l'impact potentiel sur l'économie marocaine et la position du pays sur la scène technologique mondiale.

 

F.N.H. : Bien que l’Afrique reste la région la moins connectée du monde, une révolution numérique est en cours. Toutefois, le développement de l’IA sur le continent est confronté à plusieurs défis. Quels sont les principaux obstacles à surmonter pour exploiter pleinement les opportunités offertes par l’IA ?

S. G. : L’Afrique, souvent perçue à tort comme un bloc homogène et monolithique, est en réalité un continent de diversités impressionnantes, avec des pays à différents stades de développement technologique et numérique. Loin de l'image réductrice souvent véhiculée, plusieurs nations africaines font preuve d'une avancée remarquable dans l'adoption de l'intelligence artificielle et des technologies numériques, propulsant le continent vers de nouvelles frontières de l'innovation. En effet, l'Afrique montre un dynamisme technologique enthousiasmant. Des pays comme le Kenya et le Nigeria, par exemple, utilisent déjà l'IA pour transformer des secteurs clés tels que l'agriculture et la santé, adaptant les technologies aux besoins locaux pour améliorer concrètement la vie de leurs citoyens. Ces initiatives montrent comment l'IA peut être un outil puissant pour le développement, offrant des solutions sur-mesure qui répondent aux défis uniques du continent. Au Maroc, l'engagement vers l'innovation numérique est également manifeste.

Le pays investit dans des infrastructures de pointe, telles que des datacenters et des programmes éducatifs en sciences et technologies, pour se positionner comme un leader en Afrique du Nord. Ces efforts sont complétés par des politiques visant à promouvoir l'inclusion numérique et financière, essentielles pour assurer que les avantages de l'IA bénéficient à tous les segments de la population. Le défi maintenant est de surmonter les obstacles qui restent, tels que l'accès inégal à Internet et les lacunes en matière de compétences numériques. Cependant, avec des investissements continus dans l'éducation et les infrastructures, ainsi qu'une réglementation intelligente qui encourage l'innovation tout en protégeant les droits des citoyens, l'Afrique est bien placée pour non seulement rattraper, mais aussi, potentiellement, surpasser d'autres régions dans certains domaines de la technologie. L'histoire de l'Afrique avec l'IA pourrait bien devenir un exemple frappant de la façon dont les technologies peuvent être adaptées et déployées pour répondre aux besoins spécifiques d'un environnement, tout en stimulant le développement économique et social. En regardant vers l'avenir, l'enthousiasme pour ce que l'IA peut apporter à l'Afrique est non seulement justifié, mais aussi nécessaire. C'est avec une vision optimiste et proactive que le continent peut assurer que son voyage technologique mène à une prospérité partagée et durable. 

 

 

 

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