Fondatrice de Trecento Asset Management et jurée de «Qui veut être mon associé ?», Alice Lhabouz porte un regard lucide et exigeant sur l’entrepreneuriat, la prise de risque et l’accès au capital. De son parcours personnel à sa lecture de l’écosystème marocain, elle livre à Finance News Hebdo une parole directe, nourrie par l’expérience.
Propos recueillis par R. Mouhcine
Finances News Hebdo : Votre enfance a été marquée par un échec entrepreneurial très concret dans votre famille. Cette expérience a-t-elle-façonné votre rapport au risque ?
Alice Lhabouz : C’est assez paradoxal, mais non, cela ne m’a pas freinée. On pourrait penser que voir l’entrepreneuriat échouer dans sa propre famille rend plus prudent, voire dissuade de prendre des risques. Chez moi, c’est exactement l’inverse qui s’est produit. Cette expérience m’a donné envie de prendre mon destin en main et de tenter quelque chose de hors normes, d’extraordinaire. J’avais envie de prendre des risques et, surtout, j’avais envie de réussir.
F. N. H. : À 29 ans, vous quittez une carrière confortable pour créer Trecento Asset Management. Quel a été, à ce moment-là, le risque le plus difficile à assumer ?
A. L. : J’étais jeune, je n’avais pas encore d’enfants, donc sur le plan personnel, c’était plus simple que si j’avais eu une famille à charge. Le risque le plus difficile, pour moi, était surtout opérationnel. Créer une société de gestion, ce n’est pas comme lancer une entreprise classique. C’est un secteur extrêmement régulé, avec de nombreuses obligations, des prestataires à convaincre alors qu’on n’a encore rien, des clients institutionnels à séduire... L’échec n’était pas une option. Le plus grand risque, c’était justement de s’exposer à cet échec.
F. N. H. : Avec votre double regard d’entrepreneure et d’investisseuse, diriezvous que l’entrepreneuriat relève davantage du courage ou de la discipline ?
A. L. : Je dirais que l’entrepreneuriat relève avant tout du mouvement constant. C’est un marathon. Un entrepreneur n’est jamais vraiment en équilibre. Il est au contraire dans un déséquilibre permanent, légèrement penché vers l’avant, pour tracter son entreprise, la faire avancer, conquérir de nouveaux marchés. Il faut accepter cette instabilité comme un état normal.
F. N. H. : Vous avez levé des fonds auprès de business angels pour lancer votre société. Que vous a appris cette expérience sur la relation entre entrepreneurs et investisseurs ?
A. L. : Elle m’a appris qu’il existe plusieurs manières de lever des fonds, et que certaines sont sous-utilisées. Beaucoup d’entrepreneurs cherchent quelques gros investisseurs, ce qui est compréhensible car c’est plus simple à gérer. De mon côté, j’ai fait le choix inverse : multiplier les investisseurs avec des tickets plus petits. Lever un million d’euros auprès de 30 personnes à 30.000 euros peut sembler plus complexe, mais en réalité, ces montants sont plus accessibles. Cela rassure les investisseurs de ne pas être seuls et, au final, cela augmente les chances de succès, même si la gestion du capital est ensuite plus exigeante.
F. N. H. : En tant que jurée de «Qui veut être mon associé ?», qu’est-ce qui fait la différence entre un projet séduisant et un projet réellement investissable ?
A. L. : La clé, c’est le business model et la capacité de l’entreprise à générer du cash. Des projets séduisants, il y en a beaucoup. Mais ce qui fait la différence, c’est la rentabilité structurelle du produit ou du service. Ensuite, il y a évidemment l’implication des dirigeants. Cela ne se détecte pas toujours immédiatement. Les entrepreneurs savent se présenter, se vendre. Mais sur la durée, on voit très vite qui est à l’écoute, qui accepte les conseils, qui comprend que l’investisseur apporte aussi une expérience. C’est un apprentissage permanent, y compris pour nous investisseurs.
F. N. H. : L’entrepreneuriat féminin est très présent dans les discours. Concrètement, où se situe encore le principal obstacle ?
A. L. : L’obstacle principal reste l’accès au capital. Les chiffres sont très parlants : en France, par exemple, à peine 5% des capitaux levés en private equity vont à des équipes féminines. Cela s’explique notamment par le fait que les équipes de décision dans les fonds sont majoritairement masculines. Le déficit de crédibilité est aussi un vrai sujet. Les femmes seront réellement à égalité lorsque des succès majeurs, notamment dans des domaines techniques, viendront briser définitivement les plafonds. J’encourage d’ailleurs les femmes à investir davantage des secteurs comme la finance, l’ingénierie ou l’aéronautique, et pas seulement des produits de consommation.
F. N. H. : Vous observez différents écosystèmes entrepreneuriaux à travers le monde. Quel regard portez-vous sur l’entrepreneuriat au Maroc ?
A. L. : De l’extérieur, le Maroc apparaît de plus en plus comme une terre d’innovation et un hub régional pour l’Afrique. Ce qui m’a frappée récemment, c’est le dynamisme des acteurs privés. On sent une véritable volonté d’agir localement, de soutenir l’entrepreneuriat, pas uniquement dans la tech, mais aussi dans les TPE et PME sur des activités plus classiques. C’est ce tissu-là qui construit une économie solide. Ce discours, porté par des acteurs privés, est encore rare, même en Europe.
F. N. H. : Si vous deviez donner un seul conseil non négociable à un entrepreneur marocain qui démarre aujourd’hui, lequel serait-il ?
A. L. : Se former intensivement à l’intelligence artificielle. L’entreprise d’hier n’existe plus, et même celle d’aujourd’hui est déjà en train de changer. Nous sommes à un point de bifurcation. Comprendre et intégrer l’IA n’est plus une option, c’est une condition de survie et de compétitivité.