Propos recueillis par B. Chaou
Finances News Hebdo : Quelle est la situation actuelle des compagnies aériennes ?
Xavier Tytelman : La situation des compagnies est très variable selon les régions et le business model de la compagnie observée, et il faut distinguer les compagnies traditionnelles des Low cost. Les pays ayant subi le plus de contraintes sanitaires (quarantaine, fermeture des frontières...) ont davantage souffert : la RAM ou Air Algérie, British Airways n'en sont que quelques exemples... Certaines compagnies basées dans de grands pays ont mieux résisté grâce à un marché domestique important : c'est le cas de la Russie ou de la Norvège, mais aussi d'Air France qui opère non seulement vers la France métropolitaine et la Corse (le premier marché domestique d'Europe), mais aussi vers tous les territoires d'Outre-mer, permettant de maintenir une activité de vols long courrier. Air France s'est ainsi moins effondrée que Lufthansa ou Iberia... Les compagnies Low cost ont également subi une chute catastrophique de leur trafic, mais elles étaient très riches avant d'entrer dans la crise, et leur adaptabilité leur a permis de réduire les pertes dans des proportions très importantes. Elles n'ont pas eu besoin d'emprunter pour survivre et sont prêtes à redémarrer plus rapidement.
F.N.H. : Pensez-vous que la reprise économique reste tributaire aussi de la reprise des liaisons aériennes internationales ?
X. T. : Le transport aérien et l'économie sont intimement liés et s'entraînent mutuellement. La Chaire Pégase, dédiée à la recherche sur l'économie du transport aérien, avait ainsi montré qu'une croissance de 10% du trafic aérien dans une région, entraînait localement une hausse de 0,1 à 0,5 % du PIB. De la même manière, on observe depuis 20 ans que le trafic aérien progresse deux fois plus rapidement que le PIB local (si la croissance économique est de 2%, l'aérien progressera de 4%).
F.N.H. : Dans le scénario d’un «Go and Stop», quel serait l’impact sur le secteur ?
X. T. : L'incertitude est la pire des choses. Qui oserait acheter un vol s'il n'a pas la certitude qu'il aura bien lieu ? Les passagers réservent donc de plus en plus souvent leur billet au dernier moment, ou renoncent à leurs destinations voyage habituelles. En Europe, la Grèce devient ainsi une destination phare au détriment des pays du Maghreb sur lesquels une incertitude demeure. Les compagnies aériennes locales sont évidemment les plus touchées.
F.N.H. : Quelles seraient les compagnies qui marqueraient une reprise rapide, plutôt les grandes compagnies ou les Low-cost ?
X. T. : Les Low cost ont très clairement pris l'avantage dans cette crise. Non seulement elles étaient riches et très rentables avant la crise, mais elles en sortent en position de force, car elles ont su adapter très rapidement leur structure de coûts afin de réduire leurs pertes, leur offrant un avantage compétitif pour la reprise (salaires renégociés, annulation de contrats, digitalsation...). Leur marché traditionnel (court et moyen-courrier) sera en grande partie rouvert cet été, alors que les compagnies traditionnelles, dont la majorité des revenus provient des vols longue distance, risquent de voir un grand nombre de destinations encore interdites. De plus, peu endettées, elles n'auront pas à augmenter leurs tarifs et pourront continuer leur guerre des prix, alors que les compagnies traditionnelles ne pourront qu'augmenter leurs tarifs. En Europe, les compagnies Low cost pensent donc retrouver leur niveau de trafic d’avant crise dès 2022 ou 2023, alors que les legacies visent plutôt un rétablissement en 2025. Les efforts réalisés devraient néanmoins leur permettre de ne plus perdre d'argent bien avant cette échéance.
F.N.H. : S'agissant de la compagnie nationale Royal Air Maroc, pensez-vous que l’ouverture des frontières du Maroc est une condition majeure pour la viabilité de la compagnie ?
X. T. : Bien sûr ! A court terme, on voit que la Tunisie n'exige plus de quarantaine pour les voyageurs vaccinés et que l'Algérie va recommencer à assurer des vols vers l'Europe début juin. Le Maroc prendra peut-être une décision après le 10 juin, mais les touristes risquent bien d'avoir déjà choisi leur destination de vacances estivale. Le Maroc, qui était jusqu'ici le grand pays aéronautique d'Afrique du Nord avec une compagnie nationale efficace (voire rentable !), pourrait à plus long terme être fragilisé. Cela mettrait un coup d'arrêt à sa stratégie de positionnement entre l'Afrique et le reste du monde au profit d'Air Algérie.
F.N.H. : Pensez-vous que la RAM doit revoir son modèle à la suite de cette crise ? Et quel serait ce modèle-là ?
X. T. : Le modèle de la RAM était pertinent et avait fait ses preuves, prenant de l'avance sur ce secteur stratégique : offrir une alternative à la compagnie Air France sur le segment très rentable de la connectivité entre l'Afrique et le reste du monde, avec un service reconnu et des tarifs compétitifs. Le but est d'assurer une escale à Casablanca plutôt qu'à Paris, et le pari était jusqu'ici gagnant, distançant Air Algérie dans cette course. La Covid-19 a évidemment tout remis à plat, et il serait regrettable que l'avance prise ces dernières années soit perdue, car si le volontarisme et les investissements algériens ne sont pas remis en cause, Air Algérie pourrait prendre l'avantage et s'imposer durablement sur le créneau. Il n'y a malheureusement pas la place pour deux champions en Afrique du Nord sur ce segment de marché. En cas d'échec dans le développement d'une vraie offre long courrier rentable, la RAM devrait se contenter d'une connectivité nationale et régionale, et l'ambition d'atteindre une flotte d'une quarantaine d'appareils long courrier devrait être abandonnée.