Le ministre de la Santé et de la Protection sociale, Khalid Aït Taleb, nous explique dans cette interview comment son département travaille sur la souveraineté sanitaire du Maroc, les initiatives spécifi ques qui sont en cours pour promouvoir la production locale de médicaments et d’équipements médicaux, ainsi que les projets de recherche et d’innovation pour développer des solutions de santé locales.
Finances News Hebdo : Comment envisagez-vous renforcer l’autonomie sanitaire du Maroc pour réduire la dépendance vis-à-vis des importations dans le domaine médical ?
Khalid Aït Taleb : Le secteur de la santé est aujourd’hui en pleine mutation, avec tous les impératifs de la technologie. Le Maroc prend les devants dans ce sens. Nous avons initié un travail collaboratif avec le ministère de l’Industrie et du Commerce pour réaliser le chantier de l’innovation industrielle dans le domaine de la santé, pour une production Made in Morocco. D’ailleurs, durant cette crise, beaucoup de produits sont sortis manufacturés marocains, que ce soit pour les tests biologiques, les PCR… etc. Nous avons de grandes compétences nationales; il suffit de leur donner la possibilité de travailler et de leur faire confiance. Dans cette optique, nous sommes aujourd’hui en train de baliser tous les axes de la santé. Il y va aussi de la soutenabilité de la protection sociale. Parce qu’aujourd’hui, le coût de soin, avec tout ce que nous importons, impacte la facture sociale. Et les organismes gestionnaires n’ont pas la possibilité de supporter une facture aussi élevée. Avec la production marocaine, nous allons pouvoir agir sur cette protection. C’est donc pour répondre à cette question que nous avons travaillé sur le registre national des populations. Dans ce sens, le registre social unifié est le baromètre du niveau de vulnérabilité des ménages et des individus. Parce qu’il faut dire les choses comme elles sont : il y a certains qui ont bénéficié du programme Ramed et qui ne faisaient pas partie d’une population défavorisée ! Nous allons donc permettre au reste des programmes sociaux, comme les allocations familiales, le programme Tayssir… d’être bien déployés pour avoir un réel indicateur d’éligibilité. Avec ce ciblage, nous allons être très précis. Maintenant, il faut aussi savoir que l’assurance médicale n’est pas un phénomène statique. Au contraire, c’est un phénomène dynamique qui évolue, dans lequel il y a certaines personnes qui entrent et d’autres qui sortent. Ce qui explique qu’il y aura une période transitoire nécessaire pour redresser et apurer la situation. Il faut aussi préciser ici qu’il y a tout un travail législatif qui a été fait. Nous avons passé exactement 29 textes de lois. Le dernier texte est en passe d’être validé. Il s’agit de la loi 60-22 qui concerne ceux qui ont la possibilité de cotiser, mais qui n’appartiennent à aucun système. On leur a créé une possibilité d’adhérer à l’Assurance maladie obligatoire. Maintenant, avec tout l’arsenal juridique, personne n’est laissé-pourcompte, tout le monde a la possibilité d’être pris en charge.
F. N. H. : Quelles sont les mesures incitatives mises en place par votre ministère pour attirer des investissements dans l’industrie pharmaceutique locale ?
Kh. A. T. : Dans le cadre du renforcement de la souveraineté sanitaire du Royaume, plusieurs conventions d’investissement avec les opérateurs industriels du secteur pharmaceutique ont été signées, totalisant un investissement de plus de 1,731 milliard de dirhams et générant plus de 1.780 emplois directs et 2.700 indirects, ainsi qu’un chiffre d’affaires additionnel de plus de 2,9 milliards de dirhams. Pour le secteur pharmaceutique, ces conventions d’investissement portent sur 3 projets d’un montant de 531,4 millions de dirhams qui permettront de créer 280 emplois directs et 300 indirects. Les 3 projets d’investissement, accompagnés dans le cadre du contrat de performance de l’écosystème médicaments, relèvent de la filière de la fabrication des génériques. Situés dans la région de Casablanca – Settat, ces projets portent ainsi sur la fabrication et le conditionnement exclusifs des médicaments injectables stériles en poches, la production des médicaments de premiers génériques destinés au marché local et à l’export, et sur la fabrication des concentrés pour hémodialyse et la commercialisation des produits pharmaceutiques. Visant à répondre à la demande croissante du marché national en médicaments, ces projets d’investissement ont également pour objectif d’augmenter la capacité nationale de fabrication de génériques à forte valeur ajoutée et de développer certaines formes galéniques telles que les injectables. Il faut aussi souligner que la production a augmenté de manière significative, avec une hausse du chiffre d’affaires dépassant les 21 milliards de dirhams. Cette croissance est le résultat d’importants investissements réalisés ces dernières années dans la recherche et le développement par les laboratoires marocains. Le secteur a ainsi créé 3.500 emplois qualifiés supplémentaires durant l’année 2023. Ce qui représente une contribution non négligeable à la croissance de l’emploi dans le pays. Le gouvernement a poursuivi, en 2023, sa politique de développement du secteur pharmaceutique, considéré comme stratégique pour le pays. La pandémie de Covid-19 a mis en lumière la nécessité pour le Maroc de se doter d’un système de santé efficace et résistant, qui permet à tous les citoyens d’accéder à des soins de qualité et offre une protection pérenne face aux risques sanitaires.
F. N. H. : Quelles mesures sont prises pour assurer l’accès équitable aux soins de santé tout en contrôlant les coûts pour les citoyens marocains ?
Kh. A. T. : Sa Majesté le Roi Mohammed VI, que Dieu l’assiste, dans plusieurs discours, notamment celui de 2018 pour la fête du Trône, a insisté sur la généralisation de la couverture médicale. Et le Souverain l’a associée à la refonte du système de santé dans notre pays. C’est un tandem indissociable, parce qu’on ne peut pas travailler sur la couverture sociale sans pour autant préparer le réceptacle, qui est, bien sûr, le système de santé adéquat. Concrètement, le 1er décembre 2022, le gouvernement a fait basculer tous les ramedistes (les bénéficiaires du Ramed) à l’Assurance maladie obligatoire (AMO). Aujourd’hui, on se retrouve avec trois grandes catégories. Il y a la catégorie des salariés, qui comporte ceux du privé et du public, gérés par la CNOPS ou la CNSS. Il y a la catégorie des travailleurs nonsalariés qui sont pris en charge par la CNSS et qui englobe pratiquement tous les métiers, y compris les métiers de la presse. Il y a aussi la catégorie des personnes démunies, qui viennent de l’ancien Ramed et qui sont aujourd’hui AMO Attadamoun. C’est une logique tiers, tiers, tiers. Cela représente pour chaque catégorie le même nombre de bénéficiaires, 11 millions pour chacune d’entre elles. Dans ce sens, le Ramed est aujourd’hui englobé dans l’AMO Attadamoun. Aujourd’hui, la couverture médicale universelle garantit que, légalement, aucun citoyen marocain n’est laissé-pour-compte en matière de santé et de protection sociale, quelles que soient ses circonstances. Cette extension de la couverture sociale et sanitaire s’inscrit dans une volonté plus large de garantir que chaque Marocain ait accès aux soins de santé nécessaires, quel que soit son statut économique.
F. N. H. : Quelles leçons ont été tirées de la gestion de la pandémie de Covid-19 et quelles mesures sont mises en place pour mieux préparer le pays à de futures crises sanitaires ?
Kh. A. T. : Dès le début de la pandémie du Covid-19, Sa Majesté avait donné ses Hautes instructions pour que l’on puisse rapidement traiter les premiers cas enregistrés et procéder à la vaccination. Parce qu’on voyait venir les choses. Face à la pandémie, il a fallu mettre en place une véritable organisation à tous les niveaux. Il s’agit d’un travail collégial et collaboratif avec plusieurs instances. Sa Majesté avait ordonné qu’il y ait un comité de sécurité qui devait veiller à l’exécution des opérations et des décisions qui sont prises. Ce qui permet également le suivi. Sans oublier la constitution d’un comité de vigilance économique. Ce comité de veille a été décisif, parce que l’impact socioéconomique de la Covid n’était pas des moindres. Au niveau sectoriel, il y a eu la mise en place des comités d’urgence sanitaire. Au-delà de ça, il y a eu la constitution du comité scientifique, qui est l’une des premières instances qui suivait de très près les différentes phases scientifiques dans la gestion de la pandémie. Ce comité réunit toutes les compétences civiles et militaires, publiques et privées, pour orienter et recommander les différentes étapes de la gestion de la crise. Par la suite, toutes les décisions prises sont déployées au niveau territorial, parce qu’en même temps, tout au début, il y a eu une convergence des décisions centrales. Et par la suite, au fur et à mesure de la compréhension de la crise, nous avons pris la pleine mesure des ramifications de la contextualisation territoriale. Dans ce sens, chaque territoire a pu prendre des mesures adaptées à son contexte.
F. N. H. : Où en est l’usine de production de vaccins ?
Kh. A. T. : Les locaux, les équipements et les procédés sont en phase de qualification et de validation. Les équipes en place sont en formation, pour une montée en puissance des compétences requises en milieu aseptique. Cette unité industrielle s’inscrit dans le cadre de la vision de Sa Majesté le Roi, destinée à positionner le Royaume en tant que hub biotechnologique incontournable en Afrique et dans le monde, capable d’assurer les besoins sanitaires du continent à court et à long termes, en y intégrant la recherche pharmaceutique, le développement clinique, la fabrication et la commercialisation de produits biopharmaceutiques de grande nécessité. À long terme, ce grand projet va créer un pôle d’innovation biopharmaceutique et vaccinale. Ce pôle s’appuie sur des partenariats entre des acteurs internationaux majeurs et des institutions marocaines, avec un transfert de savoir-faire en continu qui permet, dans un délai de cinq ans, au Maroc de s’affirmer comme un acteur majeur dans le développement et la production de produits biopharmaceutiques sur le continent. Elle dispose de trois lignes industrielles dont la capacité combinée de production va atteindre 116 millions d’unités avant la fin de 2024. Ces lignes sont dédiées à la production de seringues pré-remplies, de flacons de liquides et de flacons lyophilisés. Le projet ambitionne, à long terme, à l’horizon 2030, la création d’un pôle africain d’innovation biopharmaceutique et vaccinale au Maroc, reconnu mondialement, et ce dans le cadre d’un partenariat entre des acteurs majeurs internationaux dans les domaines de recherche et de développement de technologies de pointe dans les vaccins et produits bio-thérapeutiques.
F. N. H. : Comment envisagez-vous de renforcer les partenariats public-privé dans le secteur de la santé pour stimuler la production locale ?
Kh. A. T. : Pour répondre à votre question, je pose cette question : Est-ce que le public est suffisant pour répondre aux besoins des populations ? Est-ce que le privé tout seul est suffisant ? La réponse est non pour les deux cas. C’est pour cela que l’on doit être dans la complémentarité. Aujourd’hui, ce n’est pas tant la question du public-privé qui importe. Ce qui est fondamental, c’est d’avoir les ressources humaines suffisantes pour répondre aux besoins de la population, parce que nous sommes aujourd’hui en-deçà des ratios, avec un gap important en termes de manques : 32.000 médecins qui manquent et 65.000 infirmiers. Évidemment, il n’est pas facile de les former rapidement. C’est pour cela que nous avons vu avec le Chef du gouvernement pour que l’on prenne certaines décisions par rapport à cet état de fait. Dans cette optique, on va créer une faculté de médecine et un CHU par territoire. Nous sommes sur 8 CHU aujourd’hui; on va continuer pour doter toutes les régions. Deuxièmement, en augmentant le nombre des centres de formation, on va également augmenter le nombre des formés. Troisièmement, on réduit le nombre d’années d’études en médecine en passant de 7 ans à 6 ans. Avec ces trois mesures, nous allons passer du ratio de 1,7 professionnel de santé pour 1.000 habitants à 2,5 en 2025. Nous sommes déjà au niveau des recommandations de l’OMS qui recommande 2,3. Et si on continue avec le même rythme, nous atteindrons les 4,2 à l’horizon 2028. Avec ce ratio, on s’approche des objectifs de l’ODD, les Objectifs du développement durable.