Lancé officiellement le 12 avril 2022, Forsa connaît un engouement auprès des jeunes porteurs de projets.
L’objectif du programme est de permettre aux jeunes marocains diplômés ou non de créer leur propre entreprise avec une aide au financement allant jusqu’à 100.000 dirhams.
Entretien avec Khalid Karbouai, professeur universitaire et expert en entrepreneuriat.
Propos recueillis par Ibtissam Z.
Finances News Hebdo : Le lancement du programme Forsa a été effectif le 12 avril 2022, et à ce jour pas moins de 160.000 demandes ont été traitées. Quelle évaluation en faites-vous ?
Khalid Karbouai : C’est encore tôt pour donner une évaluation juste et fiable. En effet, le projet est toujours dans sa première phase de sélection et d’entretien pour atteindre l’objectif de 10.000 projets financés. A la date d’aujourd’hui, la commission de financement avait choisi 450 projets qui seront financés, mais nous n’avons pas d’informations sur la nature de ces projets, la région qui en a bénéficié, pourquoi et comment ils ont été sélectionnés. L’objectif du programme est de permettre aux jeunes marocains diplômés ou non de créer leur propre entreprise avec une aide au financement allant jusqu’à 100.000 dirhams et un remboursement du prêt sans intérêt sur dix ans. Beaucoup de questions se posent depuis l’annonce du programme, mais attendons que les projets voient le jour; et après les six premiers mois de leur existence, nous pourrons faire une première évaluation.
F.N.H. : Une enveloppe de 1,25 milliard de DH a été mobilisée au titre de l’année en cours. Ce budget estil suffisant pour accompagner les 10.000 porteurs de projets ?
Kh. K. : Le budget annoncé de 1,25 milliard de dirhams devrait financer les 10.000 projets dans leur phase de lancement. Or, la réussite ou l’échec de tout projet intervient dans la phase post-création. Durant cette phase, l’entrepreneur organise son entreprise, contacte des fournisseurs, cherche des clients en faisant de la prospection et en utilisant son réseau, s’engage avec des fournisseurs et recrute éventuellement les ressources humaines dont il aura besoin pour développer son activité. Tout cela doit être financé. En fait, c’est durant cette phase là que l’on peut savoir si l’entreprise a la capacité ou non de générer des ressources stables et régulières et d’honorer ses engagements vis-à-vis de ses créanciers. L’enquête menée par le CRI Casablanca-Settat en 2018 confirme notre constat. Il évoque un ensemble de facteurs à l’origine de la défaillance de l’entreprise, à savoir l’accès au marché cité par 71% des sondés, les difficultés liées au financement relevées par 65%, les délais de recouvrement importants évoqués par 45% des enquêtés. Et enfin, 33% des sondés relèvent la concurrence des grandes sociétés. C’est dire que l’enveloppe budgétaire dédiée à ces projets doit permettre de financer les porteurs de projets dans la phase de démarrage et durant tout le processus entrepreneurial pour assurer la pérennisation des projets.
F.N.H. : Comment qualifiez-vous les modalités de financement mises à la disposition des porteurs de projets ?
Kh. K. : Je crois que dans ce programme, ce sont les institutions financières, notamment les sociétés de microcrédit qui accordent le financement aux porteurs de projets sans intérêts. Le taux d’intérêt sera supporté par l’Etat. Toutefois, on ne sait toujours pas si le porteur de projets aura l’intégralité du financement dès le début ou s’il sera financé au fur et à mesure de l’évolution de son activité et si le montant accordé doit être justifié par des factures d’achat que doit présenter le bénéficiaire au financeur. Sur ce point, rien n’est encore communiqué.
F.N.H. : Tous les secteurs d’activité sont éligibles. Quel regard portezvous sur le dispositif d’accompagnement des porteurs de projets ?
Kh. K. : Tous les secteurs sont éligibles, mais pas tous les secteurs sont porteurs. Je crois qu’une démarche qui consiste à orienter les porteurs de projets vers les secteurs à fort potentiel de croissance et qui ont une vocation de le rester serait bénéfique et pour l’entrepreneur et pour l’économie du pays. Les initiatives entrepreneuriales nécessitent d’être guidées et accompagnées à une étape quelconque de leur processus, et la performance qui en résulte est le plus souvent associée à la qualité et à la durée de cet accompagnement. Les initiatives de l’Etat pour financer les porteurs de projets ont pour objectif de présenter l’entrepreneuriat comme étant une réponse en termes d’employabilité pour compenser la baisse de l’emploi classique. Il faudra donc accompagner des projets qui créent de la richesse durable. C’est-à-dire assurer la survie des jeunes entreprises et développer des entreprises à fort potentiel. Cette performance recherchée résulte le plus souvent de la qualité de l’accompagnant et de la durée. A cet effet, la durée de 2,5 mois prévue dans ce programme me parait insuffisante, car c’est dans cette phase post-création que l’entrepreneur poursuit ou interrompt son activité. Aussi, l’accompagnant doit disposer de la double compétence.
Une compétence générale, qui comporte un savoir, un savoir-faire et un savoir-être, et une compétence spécifique compte tenu de la nature du projet à accompagner. Dans ce sens, une bonne relation communicationnelle entre accompagné et accompagnant est un gage d’efficacité et de réussite du projet. Aussi, l’Etat doit permettre un accompagnement par les pairs dans son dispositif. Des travaux ont montré que certains entrepreneurs aiment être accompagnés par ces pair (des acteurs qui ont un parcours plus ou moins similaire) dans lesquels l’entrepreneur peut se reconnaitre. Cela va lui permettre d’avoir une meilleure intégration dans des réseaux qui représentent une forme d’apprentissage informel. Ce type d’accompagnement va générer de la confiance chez l’entrepreneur et développer sa résilience par un soutien moral des pairs. L’objectif étant de mieux adapter les dispositifs d’accompagnement et de mobiliser des accompagnants spécialisés dans les domaines choisis. Rappelons que les projets de financement qui ont précédé celui-ci, n’ont pas abouti à cause d’un accompagnement non adapté. Celui-ci peut conduire à l’échec du projet. Enfin, il faudra évaluer et mesurer la performance des structures d’accompagnement sélectionnées. Cette évaluation peut être faite par des tiers comme la région qui est chargée, entre autres, du développement économique et social de son territoire. Dans ce contexte, Il s’agit de savoir comment l’accompagnement a été réalisé, tout en communicant sur des indicateurs quantitatifs et qualitatifs. Les accompagner signifie également de pouvoir donner leur avis sur comment ils ont vécu le processus d’accompagnement.
F.N.H. : Le programme Forsa possède certainement plusieurs avantages. Selon vous, quelles sont les améliorations que l’on peut apporter à ce projet ?
Kh. K. : Le financement et la viabilité du projet à travers un business plan ne suffiront pas pour garantir la réussite du programme. A mon avis, pour réussir tout projet entrepreneurial, une attention particulière doit être accordée au sujet et à l’acteur du phénomène de l’entrepreneuriat : il s’agit de l’entrepreneur. Ce dernier pourrait être confronté après la création de son entreprise à des difficultés liées au marché, à la concurrence, au changement de l’environnement. Il est important de savoir s’il a les aptitudes et l’attitude pour les affronter. A cet effet, les dispositifs d’accompagnement et les programmes proposés doivent tenir compte des spécificités de l’individu et de ses caractéristiques entrepreneuriales. Aussi, les structures d’accompagnement doivent être dotées des outils d’évaluation du potentiel entrepreneurial du candidat avant de créer son projet afin d’adapter les programmes de formation. Il est à souligner qu’une meilleure connaissance du contexte dans lequel le créateur évolue, est un atout incontournable pour réussir dans sa démarche entrepreneuriale. Sans tenir compte de cette donne, le programme Forsa connaitra le même échec que les programmes précédents, notamment celui des jeunes promoteurs ou encore de Moukawalati, et par conséquent ce sera un programme raté.