Privatisation du secteur de la santé : «Ce déséquilibre entre le public et le privé creuse les inégalités d’accès aux soins»

Privatisation du secteur de la santé : «Ce déséquilibre entre le public et le privé creuse les inégalités d’accès aux soins»

Un système de santé solide et équilibré requiert une harmonie entre les secteurs public et privé. Toutefois, au cours de ces dernières années, le secteur de la santé privé au Maroc a connu un essor considérable au moment où le public peine à suivre le rythme. Entretien avec Abdelmadjid Belaïche, expert en industrie pharmaceutique, analyste des marchés pharmaceutiques et membre de la société marocaine de l’économie des produits de santé.

 

Propos recueillis par M. Ait Ouaanna

Finances News Hebdo : Quelles sont les potentielles répercussions de la privatisation du secteur de la santé sur le fonctionnement des hôpitaux du Royaume ?

Abdelmadjid Belaïche : Le nouveau système de santé doit reposer solidement sur deux jambes, l’une représentée par le secteur public et l’autre par le secteur privé. A défaut, notre système de santé sera boiteux. Tous ceux qui pensent que l’avenir de la santé est dans une privatisation sans limites se trompent autant que ceux qui pensent que c’est la santé publique, à elle seule, qui sauvera l’avenir de notre système de santé. Dans ce domaine, ces deux secteurs doivent travailler non pas en opposition, mais en synergie et en collaboration et se développer, autant que possible, de manière équilibrée. Malheureusement, le constat est que le secteur privé a connu un développement extraordinaire, ce dont nous ne pouvons que nous réjouir, alors que les hôpitaux publics n’ont pas suivi le rythme malgré quelques réalisations notables. Ce déséquilibre est de nature à creuser l’écart en termes d'accès aux soins et en termes de qualité, notamment pour les populations les plus démunies ou celles se trouvant dans des zones rurales lointaines ou enclavées. De plus, cette disparité entraîne une migration des médecins et du personnel paramédical vers un secteur privé bien plus attractif, aussi bien en termes de rémunération qu’en termes de conditions de travail. Par ailleurs, pratiquement 90% des remboursements de l’assurance maladie vont aux soins du secteur privé et 10% au public. Un tel écart risque de se creuser davantage et d'entraîner un sousfinancement et un sous-équipement des hôpitaux publics, si ces derniers ne suivent pas le rythme et si la confiance dans le secteur public n’est pas restaurée auprès de la population. Enfin, le coût des soins sera encore plus élevé. L’idéal est que les deux secteurs se développent de manière équilibrée et harmonieuse afin de créer une concurrence profitable aussi bien aux patients qu’aux caisses d’assurance maladie. Et ce, non seulement au niveau économique, mais également en termes de qualité de soins et de montée en puissance en intégrant les technologies de santé les plus innovantes.

 

F.N.H. : Outre la montée en puissance des infrastructures privées, le domaine de la santé connaît une fuite prononcée des cadres médicaux et paramédicaux du public vers le privé. Quelles politiques faut-il envisager pour attirer les compétences médicales vers le secteur public ?

A. B. : Malheureusement, le secteur public connaît une hémorragie de cadres médicaux et paramédicaux dont tire avantage le secteur de santé privé. Les raisons de ces fuites sont particulièrement liées à la rémunération, mais également aux conditions de travail dans les hôpitaux, souvent difficiles, suite à la forte pression de la population malade sur ces structures. Il existe aussi un autre facteur que nous ne pouvons occulter : celui des départs à la retraite des médecins et d’infirmiers qui ne sont pas, tout le temps, remplacés, en raison des pénuries en ces ressources humaines. Ceci augmente la pression sur le restant des cadres qui doivent faire le travail des partants à la retraite ou vers le secteur privé. Il est donc important de revoir la politique des ressources humaines de la santé publique et d’instaurer un dialogue permanent avec leurs syndicats. Seul un dialogue permettra une identification précise des causes du malaise du personnel de la santé et d’y répondre. Par ailleurs, la modernisation des infrastructures hospitalières et des centres de santé et la réduction de la charge du travail à travers le renforcement des effectifs médicaux et paramédicaux permettront d’améliorer les conditions de travail et de retenir ce précieux personnel dans la santé publique. Sur le plan salarial, tant que les niveaux de rémunération dans le secteur public restent loin de ceux du secteur privé, on ne pourra pas enrayer le mouvement des départs de la santé publique vers le secteur privé, ou pire vers l’étranger. La politique salariale doit donc être revue en mettant en place une meilleure rémunération et, surtout, en privilégiant une rémunération basée sur la performance et l’atteinte des objectifs et des primes attractives pour ceux travaillant dans des zones éloignées ou difficiles.

 

F.N.H. : En quoi la coopération entre les secteurs public et privé pourrait-elle bénéficier à la population marocaine et améliorer l'efficacité du système de santé dans son ensemble ?

A. B. : La coopération entre les secteurs public et privé peut apporter de nombreux avantages à la population marocaine et améliorer l'efficacité du système de santé dans son ensemble, tout en réduisant les impacts budgétaires sur l’assurance maladie. Cette coopération suppose le partage des ressources et des infrastructures. En général, les structures de santé privées disposent de plateaux techniques bien mieux équipés et plus performants que ceux du secteur public. Il en est de même pour les ressources humaines, et notamment les plus pointues. Sans partenariats et sans ponts entre ces deux secteurs, ces équipements de pointe du secteur privé, et notamment les équipements médicaux les plus coûteux et les plus spécialisés, resteront sous-utilisés ou moins utilisés. Sans compter que le recours aux équipements du secteur privé permettra de réduire la pression des patients sur les équipements et les blocs opératoires des hôpitaux publics. Dans les situations d’urgence nationale ou régionale, suite à des crises sanitaires telles que les pandémies, les conséquences environnementales ou les catastrophes naturelles, une synergie et une coopération entre le public et le privé permettront d’augmenter nos capacités de réponse. D’ailleurs, l’expérience réussie que l’on a vue lors de la pandémie du Covid-19 est riche en enseignements.

 

F.N.H. : Quels exemples de bonnes pratiques d'autres pays pourraient être adaptés au contexte marocain afin de revitaliser le secteur de la santé publique ?

A. B. : Pour développer davantage le secteur de santé au Maroc, il faut benchmarker les expériences les plus réussies et les bonnes pratiques éprouvées dans d’autres pays et les adapter à notre contexte national. Pour le Maroc, un système de santé intégré, avec des parcours de soins coordonnés, est plus que nécessaire. En effet, le secteur privé ne doit pas se développer en électron libre, mais en harmonie et en complémentarité avec le secteur public à travers la mise en place de partenariats public-privé (PPP). Ces PPP permettront de pallier les insuffisances du secteur public, à l’image de ce qui a été déjà réalisé dans le domaine de l’hémodialyse. Ces PPP permettront de travailler également dans des zones rurales sous-desservies, en contrepartie d’incitations fiscales, de subventions et d’encouragement des investissements privés. La possibilité pour des médecins du secteur privé d’exercer dans le secteur hospitalier avec une mobilité géographique non limitée doit être envisagée. La mise en place d’un système de dossiers médicaux électroniques, centralisés, partagés permettra la mise en place de parcours de soins coordonnés et le suivi de leur continuité. La place du médecin généraliste doit être valorisée et l’importance du médecin de famille bien mise en évidence. Notre pays connaît un déséquilibre avec un effectif de médecins spécialistes beaucoup plus important que celui des médecins généralistes. C’est une aberration, mais que l’on peut comprendre si l’on envisage les rémunérations ridicules de ces derniers. Au niveau des remboursements, le tarif de référence d’une consultation privée chez un généraliste ne dépasse pas les 80 dirhams. La moindre intervention d’un plombier revient plus chère. Dans ce cas, comment peuton développer le rôle du généraliste en tant que porte d’entrée aux parcours de soins coordonnés ? La télémédecine permettra de régler en bonne partie la problématique de l’accès aux soins et aux professionnels de la santé dans les zones rurales éloignées et enclavées et de faire des consultations médicales à distance. Pour cela, il va falloir former les professionnels de santé à l'utilisation des nouvelles technologies numériques. La prévention des maladies et la promotion de la santé publique à travers des campagnes de sensibilisation et de programmes éducatifs télévisés et radiodiffusés permettront une prise de conscience de la population vis-à-vis de l’importance des mesures hygiéno-diététiques et d’une vie saine. Cela permettra également de réduire notablement les prévalences futures des maladies chroniques les plus dangereuses et les plus budgétivores, telles que le diabète, l'hypertension, l’insuffisance rénale ou les cancers. La formation continue des médecins aussi bien hospitaliers que privés leur permettra de suivre les avancées fulgurantes dans le domaine médical et de s’approprier des savoirs théoriques et pratiques les plus récents. L’adaptation au contexte marocain de ces mesures et pratiques réussies ailleurs, permettra de construire un système de santé robuste. Une coopération harmonieuse et synergique entre les secteurs public et privé ne peut qu’améliorer l'efficacité de notre système de santé et la qualité des soins, et aider à une meilleure accessibilité et une plus grande équité pour l’ensemble de la population marocaine. 

 

 

 

 

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