Enquête Cannabis : Pour Ghafsaï, Tazrout et Issaguen, Le kif n’a pas la même ‘‘saveur’’

 Enquête Cannabis : Pour Ghafsaï, Tazrout et Issaguen, Le kif n’a pas la même ‘‘saveur’’

villa baron

Selon les régions rifaines, les tribus et les territoires, la culture du cannabis a des impacts économiques et sociaux bien différents. Ces différences rendent caduque toute approche globale ou monolithique pour lutter contre la culture du kif.

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Selon les régions rifaines, les tribus et les territoires, la culture du cannabis a des impacts économiques et sociaux bien différents. Ces différences rendent caduque toute approche globale ou monolithique pour lutter contre la culture du kif.

Notre enquête débute à Ghafsaï, petite bourgade du pré-Rif dans la province de Taounate. Cette ancienne garnison de l’armée française à l’époque du protectorat est le fief de la tribu des Béni Zeroual, l’une des plus grandes tribus jbalas (montagnards). Elle se situe au Nord de l’Oued Ouergha, et à proximité du barrage Al Wahda. La pluie abondante qui s’est abattue sur la région a rendu la route quasiment impraticable.

Et le déficit en infrastructures est criant.

Ghafsaï et ses environs ont connu l’introduction du kif et sa culture au début des années 2000, ce qui est rela­tivement récent. Nous avons rendez-vous avec Rachid, la cinquantaine, pour comprendre comment cette culture s’est imposée rapidement dans cette partie du Rif. Rachid est un militant associatif amoureux de sa ville et de ses paysages, qui nous parle posément du phénomène cannabis, sans jamais se séparer de son sebsi (pipe artisanale pour fumer le kif). Les raisons qui expliquent l’arrivée du cannabis dans cette région autrefois épargnée sont avant tout économiques. «Le kif a fait son apparition ici en 2000. Auparavant, il y avait une extrême pauvreté; la région est très marginalisée. Depuis, cette plante a créé un certain dynamisme», affirme-t-il d’emblée. Il explique que le raccordement à l’eau et l’électricité n’est devenu effectif il y a peine quelques années dans certains douars. «Nous sommes tout près du barrage El Wahda, et pourtant nous manquons d’eau. Ce sont les terres situées en aval du barrage qui en profitent le plus, notamment les plaines du Gharb», poursuit-il, entre deux bouffées.

Selon Rachid, c’est cette marginalisation et la pauvreté qui en découle qui ont constitué un terreau fertile pour l’ap­parition du cannabis à Ghafsaï, alors qu’auparavant, cette culture était cantonnée à Ketama. «Aujourd’hui, les gens ont plus de pouvoir d’achat, vont au souk, achètent de la viande, construisent en dur», indique notre interlocuteur.

Après le printemps arabe, les autorités ont fait preuve de beaucoup de laxisme en matière de lutte contre le cannabis. Au point que les paysans des douars environnants ne s’en cachaient même plus; les champs de cannabis fleu­rissaient jusqu’en bordure des routes. Mais cette année, le Makhzen est revenu à la charge avec une virulente campagne anti-kif : confiscation de biens, arrestations des paysans, etc.... En ces temps de labour, la pression est grande sur les paysans. Au point que certains d’entre eux emblavent leur parcelle de terre la nuit, à l’aide de lampes torches, pour ne pas être pris en flagrant délit.

Rachid reste cependant dubitatif quant à l’efficacité de cette politique répressive : «il y a des zones difficiles d’ac­cès où la lutte est impossible. Par ailleurs, les gens se sont habitués rapidement à un mode de vie qui tourne autour de la culture du kif. Et cela, même si, ici, le haschich est bon marché et dépasse rarement les 2.000 DH par kilo. A Ketama, c’est au moins 10.000 dirhams le kilo. Ce qui est sûr, c’est que l’argent du kif a permis de hausser le niveau de vie de la population». En plus, souligne-t-il, «les gens qui luttent contre le kif sont mal payés. Ils ne touchent que 100 DH par jour, alors que l’Union européenne verse plus de 500 DH par jour».

A Ghafsaï, le kif est venu donc combler un grand déficit de développement, et a permis à des familles entières de sortir de la misère. C’est quand même triste pour cette ville qui a produit au fil des ans de nombreux intellectuels, professeurs, scientifiques etc…

Dans la province de Larache,le kif résiste

Après Ghafsaï, notre voyage nous mène à Douar Lhssan, à 5 kilomètre de Moulay Abdesslam Ben Mchich, dans la commune rurale de Tazrout, Caïdat de la tribu des Beni Arouss, une tribu jbala d’origine amazighe, dans la province de Larache. La commune de Tazrout se situe à la fron­tière des provinces de Tétouan, Larache et Chefchaouen. Le kif est apparu dans cette région vers la fin des années 80. Le mimétisme avec Ketama, et l’appât du gain, expliquent la percée du kif dans cette contrée, en plus des problèmes d’isolement de certains douars.

«Mais la culture du kif ne produit pas de bons résultats dans cette zone. Ici, 100 kg de moisson (tiges de kif) donnent 1 kg de poudre de cannabis de qualité (pollen de cannabis)», explique Mohamed, un ancien cultivateur de kif, qui voit cette culture comme une malédiction. Pour étayer ses propos, il donne des chiffres : «1 hectare de terre va donner 150 kg de kif soit 1,5 kilo de cannabis; 1 gramme de cannabis dans la région est vendu, à peu près, 4 à 6 dirhams au maximum à l’intermédiaire. Finalement, un hectare dans cette région rapporte au paysan pas plus de 5.000 DH, pour 4 à 5 mois de travail». Des broutilles, effectivement. Le cultivateur n’en profite pas réellement et n’y gagne qu’un calvaire; c’est l’acheteur-revendeur qui est le grand bénéficiaire. Par ailleurs, les terres sont peu nombreuses et de petites tailles. Avec ces petits lots de terre, impossible de gagner beaucoup d’argent. D’ailleurs, avec l’arrivée du kif, les gens ont eu besoin de plus de terre et ont commencé à rogner sur celles des Eaux et Forêts et celles de la commune. Des forêts entières ont été brûlées, avec des conséquences désastreuses sur l’environnement.

Pourquoi persistent-ils à planter du cannabis ?

«Ils font un mauvais calcul», répond Mohamed. «Le paysan se dit : cette année, je vais bien gagner. Alors, il achète les engrais à crédit, paie les ouvriers agricoles en empruntant ou en vendant une tête de bétail. Cela se fait au détriment de sa famille et de ses enfants qui vivent péniblement et souffrent. Il achète en plus le foin pour nourrir les bêtes de trait. A la fin, il se retrouve avec un gain de 10.000 DH, après avoir remboursé ses crédits, pense avoir fait une bonne affaire. Il oublie la galère de ses enfants et de ses proches. Ces 10.000 dirhams, il devra vivre avec toute l’année jusqu’à la prochaine campagne où il devra encore une fois acheter les engrais, et ainsi de suite. Il se dit cette année, je vais faire une meilleure récolte qui va me rapporter plus d’argent. Si le paysan faisait le calcul à tête reposée, il abandonnerait le kif. Mais c’est la facilité qui prend le dessus», déplore notre interlocuteur.

La première facilité réside dans le fait que la graine est gratuite. «Lorsqu’on procède à la transformation du kif en haschish, on récupère les graines. Il y en a donc à volonté. On ne l’achète pas. Si tu veux planter du kif, je peux t’apporter une tonne de graines sans pro­blème, contrairement aux autres cultures pour lesquelles il faut acheter la graine», explique Mohamed.

Une deuxième facilité réside dans la liquidité, un terme bien connu des financiers. Les autres cultures comme celle des fèves, ne sont pas aussi liquides que le cannabis. Pour les fèves, par exemple, il faut écouler la mar­chandise : ce qui implique le transport, aller au souk, trouver des acheteurs. Alors que pour la production de kif ou de haschich, la vente se fait souvent avant même la moisson. L’acheteur, souvent un grossiste, se déplace chez le paysan pour le «débarrasser» de sa production. «Grâce au kif, un paysan peut également s’approvisionner chez l’épicier, à crédit. Celui-ci accepte, car il sait que son client plante du cannabis, qu’il vendra sa production et qu’il est donc sol­vable. Sans cela, il ne pourra pas subvenir à ses besoins. Même celui qui est chargé de payer l’électricité dans le douar se montre patient avec un cultivateur de kif», précise notre interlocuteur. Tout cela crée une dépendance vis-à-vis du kif, qui est ici l’équivalent d’une monnaie : cré­dible, reconnue par tous, avec une valeur et, surtout, très liquide. C’est une vraie garantie. «Lors de l’Aïd el Kebir, on peut se procurer 2 chèvres et les payer une fois qu’on aura vendu la production de kif. Beaucoup de gens se font payer en kif», selon Mohamed. Tout cela n’aide pas à son abandon, en dépit des nombreux problèmes qu’il crée.

Pourtant, certains cultivateurs ont réussi à l’abandonner. «Je connais quelqu’un qui a arrêté de planter du kif et qui s’est lancé dans la vigne. Cela lui rapporte près de 20.000 DH par an. C’était un homme qui avait le kif «dans le sang». Maintenant, il part à Moulay Abdeslam en toute tranquillité vendre sa récolte pas moins de 10 DH le kilo. Et cela, sans projets ni aide. Il a pris la décision tout seul. Il est tranquille mainte­nant, sans paranoïa et sans problèmes avec les autorités. Avec le kif, il n’a jamais réussi à atteindre ce chiffre de 2 millions de centimes», rapporte Mohamed.

Ce qui explique que depuis peu, la culture du kif dans la région de Moulay Abdeslam tend à diminuer. Maintenant, le paysan préfère aller à Ketama (Issaguen), Bab Berred, Lkhmass, ou Béni Hmed, afin d’offrir ses services aux culti­vateurs de kif qui ont un vrai savoir-faire et de très bonnes terres. Et cela s’avère plus rentable pour lui. C’est ce que nous explique Mohamed : «Le paysan s’adonne à 2 mois de labour, à raison de 100 DH/jour, ce qui lui rapporte 6.000 DH. Arrive, ensuite, 1 mois de coupe du kif et 1 mois consacré au nettoyage de la récolte, soit 4 mois de travail. En tout, il parvient à gagner 12.000 DH. Puis il revient au douar. L’année suivante, rebelote; et il n’a ni problème avec le makhzen, ni poursuites à son encontre».

«C’est beaucoup mieux pour lui, poursuit Mohamed. Aller travailler chez les produc­teurs de kif qui savent y faire, ceux de Bab Berred et Issaguen. Travailler avec des professionnels qui engrangent 200.000 à 300.000 DH par an. Ici, il ne gagne que la galère, empoche peu d’argent et les problèmes avec les autorités en sus».

Bab Berred, Issaguen, les seigneurs du kif

bab berredBab Berred. Le nom de cette ville du Rif central est devenu étroitement lié à la culture de cannabis. Elle est aujourd’hui une capitale du kif et de ses variétés. La route vers Bab Berred, qui traverse une épaisse forêt de pins, est recouverte de neige ce matin. Deux jours avant notre visite, la route était coupée en raison des fortes chutes de neige. Ce matin, la route a été rouverte, et l’artère principale de la ville est bondée de monde ce jeudi, jour de marché. De gros 4x4, des pickup, des taxis et des vans 207 de type Mercedes avancent au pas. De part et d’autre de l’artère, des jeunes adossés au mur, attendent on ne sait trop quoi, le visage renfrogné «Ils attendent un client, ou un donneur d’ordre pour une course ou une livraison, ou d’aller travailler dans un champ. Mais à cause de la neige et du gel, pas de labourage encore. Il faudra attendre des jours plus ensoleillés», nous dit un gérant de laboratoire photos, chez qui nous allons réparer notre objectif tombé en panne.

Quant à Issaguen (nouveau nom de Ketama, ndlr), elle fait penser à une ville du Far West filmée par Sergio Leone. Les visages et les regards sont les mêmes. La poussière, partout, la poussière. C’est jour de marché, la cohue est indescrip­tible. Une ville qui brasse autant d’argent, aussi chaotique. La viande est proposée sur de petites étales sans protection contre les gaz d’échappement. Rien ne laisse croire que nous sommes dans la capitale mondiale du haschich. Les Ketamis n’investissent pas un dirham dans leur ville, préférant dépen­ser leur argent à Tanger, Tétouan ou Al Hoceima.

Les paysans de Ketama sont des professionnels du kif. Ils ont l’ancienneté pour eux. Cela fait plus de 4 générations qu’ils le cultivent de manière intensive. L’apparition du chanvre indien dans les autres tribus plus ou moins éloignées de Ketama est récente. Dans ces régions, les gens apprennent sur le tas, et la plupart n’y gagnent que galère et peu d’argent. Ils n’ar­rivent pas à bâtir un avenir avec cette culture. Rares sont ceux qui parviennent à acheter une maison en ville, comme le font les Ketamis.

Les Ketamis vivent convenablement de leur récolte, grâce à la qualité du produit. Le haschich de Ketama est vendu à bon prix. Et surtout, les paysans de Ketama sont en position de force lors­qu’il s’agit de vendre leur production. Ils ne dépendent pas du prix proposé par l’acheteur ou le grossiste, comme à Tazrout où le paysan a besoin immédiatement d’argent pour rem­bourser ses dettes et préparer la prochaine récolte. Le Ketami, lui, n’est pas forcé de vendre. Il peut être en position de 100 Kg de haschich et les stocker, au chaud. Il a un capital conséquent, de quoi tenir jusqu’à l’an­née prochaine. Le jour où il trouve une offre satisfaisante, il se débarrasse de sa production. Par ailleurs, il ne vend pas à n’importe qui, mais préfère les grossistes de grande envergure. Le problème est que les autres régions, en vendant à bas prix, cassent le marché des Ketamis qui ne le voient pas d’un bon oeil. C’est la raison pour laquelle les tribus Ketamas méprisent les autres tribus qui cultivent du cannabis. elles les accusent de faire du mauvais kif, qui nuit à la réputation du haschich marocain, et de tirer le marché vers le bas.

Les gens de Bab Berred et de Ketama sont persuadés que leur production est la meilleure, inégalable. Ils en tirent une grande fierté. Elle est surtout la plus rentable. Leur savoir-faire, leur ancienneté, leur technique, leur sol, la générosité de l’eau fait que la culture du cannabis est presque devenue une monoculture, ancrée, sacrée, «une bénédiction». «Les autres tribus doivent arrêter de produire du kif. Cela ne sert à rien, le nôtre est meilleur, ils ne savent pas s’y prendre», nous dit un jeune de Bab Berred, avant de nous proposer une petite course que nous déclinons gentiment.

Sur la route reliant Issaguen à Al-Hoceïma, via Targuist, changement de décor. La mon­tagne boisée de cèdres laisse place à une terre rouge et un des flans de montagne dénudés, battu par les vents. Au détour d’un virage, une luxueuse berline allemande noire, jantes rutilantes, vitres teintées, immatriculée à Rabat, se ballade. Ici, les barons, appelés «abatera», sont chez eux. En contrebas, dans la vallée, des champs labourés à la couleur rouge caractéristique. Dans quelques mois, ces mêmes champs seront vert foncé. Puis, au milieu de nulle part, surgit une gigantesque bâtisse, mi-villa mi-ferme, disposant d’un espace de stockage, de larges terrasses et d’une vue imprenable sur la vallée. C’est le nid d’un baron, nous dit-on. C’est là où il stocke sa production, et reçoit ses invités. Ce baron a même réussi à construire une route et se raccorder à l’électricité. Il règne en maître sur ce terri­toire. Tout le long de la route, nous croiserons une dizaine de villas du genre.

Et plus nous avançons vers Al-Hoceïma, plus les villages sont plus propres, mieux construits, moins anarchiques, plus soigneux. Le Kif n’est décidément pas le même pour tous les Jbalas et Rifains. Envisager Ketama et ses alentours sans kif nous semble être une utopie. Lorsque nous avons demandé à des habitants de Ketama où se trouvait la coopérative de champignons que nous cherchions pour voir un exemple de pro­jets d’activités alternatives, ils ont eu du mal à cacher leurs rires. «Ce genre de projets, c’est juste pour faire joli. Ils n’ar­rêteront jamais le kif à Ketama», affirme l’un d’entre eux. «Si vous désirez autre chose, voici mon numéro, je vous prépare­rai un bon thé», nous lance-t-il. Lorsque nous trouvons enfin la coopérative, notre déception est grande : une simple salle couverte, déserte. Aucune trace de champignons, ni la moindre activité. On nous dit que le projet est encore en construction. Et nous ne pouvons pas nous empêcher de penser que lutter avec ce genre de projet contre le cannabis à Ketama, c’est comme vouloir vider la mer à l’aide d’une cuillère.

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Comment le kif est réapparu près de Larache ?

En 2005, lorsque la culture du cannabis a été interdite dans la province de Larache, les cultivateurs sont entrés dans la province de Tétouan pour planter le kif. Situation ubuesque où certains terrains, à cheval sur les deux provinces, contenaient une partie de cannabis et une autre non, de part et d’autre de la frontière. A l’époque, Larache était sous l’autorité d’un gouverneur sahraoui, du nom de Maa El Aynin, qui avait éradiqué la culture du kif dans la province. «Moi même, j’ai vu mon cannabis détruit par les autorités en 2005», nous dit un paysan du douar.

En 2006, la province de Larache a été déclarée province sans cannabis. C’est le cas également pour la région de Ouezzane. Mais à partir de 2008, le kif a commencé à réapparaître dans ces régions. Les autorités ont lutté pour l’éradiquer, mais quelques tensions ont éclaté avec le makhzen, ce qui a poussé certains douars à se mettre hors-la-loi pour replanter du kif. On jouait au chat et à la souris.

«A partir de 2011, avec l’avènement du printemps arabe, de plus en plus de paysans se sont remis à planter du kif. Ils n’avaient plus peur des autorités. Lorsque que le Khlifa ou le Caïd venait dans un douar pour faire cesser la production de kif, les habitants lui faisaient face avec femmes et enfants, et montraient leur hostilité. Les autorités rebroussaient chemin. Ils ont préféré ne pas envenimer la situation en entrant dans un conflit avec les populations», rapporte Mohamed. Mais, depuis cette année, les autorités se montrent hostiles à toute tentative de culture de kif dans la province. Si on ajoute à cela le problème des gens «recherchés», la culture du kif est devenue un véritable enfer dans la région.

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Charaf Jaidani & Amine Elkadiri

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