Maroc-Algérie : L’histoire méconnue d’un tableau de Delacroix

Maroc-Algérie : L’histoire méconnue d’un tableau de Delacroix

jamal

Le voyage au Maroc, effectué par l’artiste Eugène Delacroix dans les six premiers mois de l’année 1832, compte parmi les épisodes les mieux connus et documentés dans la carrière de l’artiste grâce aux notes prises, aux lettres écrites, aux calepins dessinés et la tenue d’un journal de voyages. L'un de ces tableaux retrace le sacrifice du Royaume pour soutenir le voisin algérien face à l’occupant.

jamal Le voyage au Maroc, effectué par l’artiste Eugène Delacroix dans les six premiers mois de l’année 1832, compte parmi les épisodes les mieux connus et documentés dans la carrière de l’artiste grâce aux notes prises, aux lettres écrites, aux calepins dessinés et la tenue d’un journal de voyages. L'un de ces tableaux retrace le sacrifice du Royaume pour soutenir le voisin algérien face à l’occupant.Delacroix faisait partie, comme une sorte de reporter d’antan, d’une mission officielle de la diplomatie française au Maroc dont le but était d’apaiser quelques problèmes de voisinage qui commencèrent à montrer du cou entre le Maroc gouverné alors par le sultan Moulay Abderrahmane et la France qui venait d’occuper, environ une année et demi auparavant, l’Algérie voisine.
En effet, le but de l’ambassade menée par le comte de Mornay était d’obtenir du sultan, entre autres, une amitié ou tout au moins la neutralité vis-à-vis du soulèvement des Algériens contre la prise d’Alger. Delacroix va pérenniser ce voyage dans plusieurs toiles de maîtres dans la plus connue est Moulay Abderrahmane : sultan du Maroc, qui reste le plus grand tableau de Delacroix inspiré par son séjour dans l’empire chérifien. L’histoire de ce tableau, conservé actuellement au musée des Augustins à Toulouse, est d’un intérêt historique indéniable.
Le voyage
Après une courte escale à Algésiras le 21 janvier 1832, l’ambassade débarqua à Tanger le 24 et y fut immobilisée plusieurs semaines, attendant l’ordre du sultan, à cause, entre autres, du mois de Ramadan et du décès prématuré du frère du souverain. Le voyage de Tanger à Meknès s’est fait sous une escorte envoyée par le sultan et permettait à Delacroix de découvrir la campagne marocaine sauvage et pittoresque, parfois rebelle et insoumise. L’artiste ne cessa, durant son périple, de dessiner et d’écrire pour garder en mémoire tout le pittoresque qu’il découvre. Il délaissa la peinture à l’huile, trop prenante, pour se limiter à des croquis, esquisses et études sur papier à la mine de plomb, à l’encre ou à l’aquarelle. Le tout rassemblé dans des albums et carnets qui vont lui permettre d’avoir une base riche et variée pour exécuter des toiles de grande facture dont on peut citer : costumes du royaume du Maroc, les convulsionnaires de Tanger, le caïd : chef marocain, intérieur d’une cour au Maroc, la noce juive dans le Maroc et bien sûr beaucoup de tableaux représentant le jeu de la poudre ou fantasias.
L’audience sultanesque
L’audience solennelle de l’ambassade, dirigée par le très parisien comte de Mornay, s’est tenue dans la ville impériale Meknès, le 22 mars 1932. Dès le lendemain de l’audience, Delacroix décrit la scène dans une lettre envoyée à son ami Pierret «Il reçoit son monde à cheval lui seul, sa garde à pied à terre. Il sort brusquement d’une porte et vient à vous avec un parasol derrière lui. Il est assez bel homme». Delacroix enregistre dans un de ses précieux albums de voyage conservés au musée du Louvre, les croquis de la scène avec de précieux détails «Puis le roi s’est avancé vers nous et s’est arrêté très près. Grande ressemblance avec Louis-Philippe. Plus jeune. Barbe épaisse. Médiocrement brun. Burnous fin et presque fermé par devant. Haïk par-dessus sur le haut de la poitrine et couvrant presque entièrement les cuisses et les jambes. Chapelet blanc à soies bleues autour du bras droit qu’on voyait très peu. Etriers d’argent. Pantoufles jaunes non chaussés par derrière. Harnachement et selle rosâtre et or. Cheval gris. Crinière coupée en brosse. Parasol à manche de bois non peint, une petite boule d’or au bout. Rouge en dessus et à compartiments dessous rouge et vert».
Le tableau
Il représente le sultan Moulay Abderrahmane sortant de son palais de Meknès escorté de sa garde et à sa droite deux personnages clefs du Makhzen : Le caïd Ben Abbou, reconnaissable à sa barbe pointue et nez busqué, qui était à la tête de l’escorte accompagnant la mission française de Tanger à Meknès. Toute la logistique et la sécurité du voyage reposait sur ce personnage; et Sidi Tayeb Biaz : administrateur des douanes à Tanger. A gauche du sultan, le garde en chef Mokhtar tenant le cheval gris pommelé  appelé en marocain hjar El oued (traduction pierres de rivière). Au premier plan, le sultan et son cheval constituent le point focal de la composition (fig1). Le cheval, avec un regard vif, scrute les invités vêtus à la mode arabe ce qui fait dire à beaucoup d’historiens, par méconnaissance de l’histoire de ce tableau, que ces personnalités reçues font partie d’une délégation algérienne qui est venue à Meknès pour demander de l’aide militaire. Le souverain projette son regard à l’horizon contemplant la foule. Le sultan ne donne audience qu’à cheval était une règle chez Moulay Abderrahmane et chez les sultans alaouites.
La scène vécue par Delacroix en ce 22 mars 1832 était un peu différente de celle figée dans le tableau. En effet, dans la réalité historique, le sultan donna une audience à l’ambassadeur de France, le comte de Mornay, envoyé extraordinaire du roi Louis-Philippe, qui s’est présenté naturellement à la cérémonie avec une tenue européenne (redingote, chapeau, etc). Comme le montre la figure 2, Delacroix avait inclus cette représentation dans quelques études et esquisses mais finira à enlever la présence de la partie française de l’oeuvre finale. Différentes hypothèses peuvent être avancées pour expliquer cette décision du peintre. Peut-être que Delacroix a jugé qu’une présence européenne allait du point de vue esthétique déranger l’ambiance pittoresque et orientaliste de ce Maroc, resté jusqu’à cette date, impénétrable et mystérieux pour la majorité des Européens. Peut-être aussi que Delacroix, en exécutant ce tableau en 1845, soit 13 ans après la cérémonie, ne voulait pas faire revivre à l’opinion publique française l’échec de cette mission diplomatique de 1832 puisque le sultan My Abderrahmane continua à aider le soulèvement des Algériens sous l’égide de l’émir Abdelkader jusqu’à ce que la France réussit à trancher la question sur le terrain avec le bombardement des villes de Tanger et Mogador et bien sûr la bataille d’Isly en 1844 et la défaite des troupes marocaines sous le commandement du fils du sultan dont la tente souveraine fut exposée avec tout le butin de guerre dans les jardins des Tuileries à Paris. Toujours est-il que quelles que soient les explications, il faut admettre que ce fut un trait de génie d’avoir osé éliminer la représentation de la délégation française de la composition. En 1965, le tableau de Delacroix fut édité sous forme d’un timbre postal par la poste du Maroc pour rappeler aux générations d’alors cet épisode, qu’on semble oublier, de l’histoire franco-maghrébine.

Jamal Hossaini-Hilali
Professeur de physiologie animale à l’Institut agronomique et vétérinaire Hassan II.

Bibliographie

Delacroix E. 1999. Souvenirs d’un voyage dans le Maroc. Edition Gallimard, Paris, France.
Hossaini-Hilali J. 2015. Le cheval dans l’oeuvre des artistes peintres. Salon du cheval d’El Jadida, Conférences culturelles et scientifiques.
Lambert E. 1953. Histoire d’un tableau : Abd Er Rahman sultan du Maroc, Collection Hesperis, N°14, 1953.

 

L’Actu en continu

Hors-séries & Spéciaux