Les exportations marocaines de médicaments, chiffrées à 1 Md de DH, restent faibles comparativement aux importations fixées à 6 Mds de DH. Ayman Cheikh-Lahlou, président de l'Association marocaine de l'industrie pharmaceutique (AMIP), revient sur l’évolution de l’industrie pharmaceutique marocaine, sur les progrès réalisés, mais aussi sur les écueils qui handicapent l’indépendance médicamenteuse du Maroc.
Finances News Hebdo : L’anniversaire des 30 ans de l’AMIP est l’occasion de revenir sur l’his-torique de l’industrie pharmaceutique au Maroc. Comment a-t-elle évolué ?
Ayman Cheikh-Lahlou : L’industrie pharmaceutique marocaine est née il y a plus de 60 ans. C’est une industrie saine qui a toujours été régulée et qui s’est développée grâce à une vision avant-gardiste pour assurer l’indépen-dance médicamenteuse du Royaume, et ce depuis l’époque de Feu Mohammed V. C’est aussi un secteur vertueux, régi par des normes internationales de bonnes pratiques de fabrication, de contrôle et d’analyse des médicaments, notamment celles d’Europe et des Etats-Unis. Soit vous êtes conformes aux normes, et donc vous faites partie de l’industrie, soit vous ne l’êtes pas. Aussi, le fait que ces normes soient constamment renouvelées, permet de tirer le secteur vers le haut. L’évolution de l’industrie pharmaceu-tique marocaine, qui occupe la deuxième place au niveau africain après l’Afrique du Sud, a été remarquable.
F.N.H. : Comment le marché est-il réparti entre les laboratoires nationaux et les multinationales ?
A. C. L. : L’industrie pharmaceutique marocaine est plurielle, composée de nationaux, de multinationales et de ceux qui sont entre les deux (génériques et produits issus de licences de multinationales). Aujourd’hui, nous recensons plus de 100 «Commettants» (Sociétés interna-tionales pharma octroyant des licences de produits à des laboratoires marocains). Ces licences sont accordées soit à la fabrication (modèle que nous préférons, c’est-à-dire le Technology Transfert), soit à l’importation pour les produits en théorie non fabricables localement à ce jour. Aussi, il y a de plus en plus d’industriels marocains qui ont investi dans ce secteur durant les 30 dernières années. Certaines grandes firmes internationales ont aussi investi en usines dédiées et finalisées à 100%. In fine, en termes de volume de production, les laboratoires marocains sont largement en première position aussi bien sur le marché privé que public, notamment via les appels d’offres où il y a vraiment une concurrence très ardue sur ces deux marchés. Toutefois, en matière de nouvelles technologies et d’innovation qui coûtent très chères, ce sont les firmes internationales qui sont les mieux placées. A souligner que l’importation de ces innovations, qui sont indispensables pour traiter les maladies invalidantes et que nous approuvons pour la plupart, pèse sur la balance des paiements du secteur pharmaceutique.
F.N.H. : L’industrie pharmaceutique, c’est 1,5% du PIB national, 5,2% du secteur Industriel et 13,7 Mds de DH de chiffre d’affaires en 2015. La contribution de cette industrie dans l’économie marocaine reste relativement faible. Qu’est-ce qui explique ce constat ?
A. C. L. : Le premier élément qui fait la différence est que le Maroc a adopté une sécurité sociale et un système sanitaire beaucoup plus tard que d’autres pays d’Afrique du Nord, qui ont pu développer une industrie pharma-ceutique de production plus vite que nous. Le Royaume cherche aujourd’hui à rattraper ce retard avec l’adoption d’un système de sécurité sociale vertueux (AMO et Ramed) qu’on ne retrouve pas dans tous les pays, même pas dans les grandes puissances, notamment aux Etats-Unis. Cela permettra de dynamiser l’industrie pharmaceutique locale. Désormais, il est question de généraliser cette sécurité sociale à différentes professions, personnes, pathologies, médicaments… Le Maroc est sur la bonne voie, et il doit continuer d’avancer plus vite afin d’augmenter les dépenses en médicaments qui ne sont que de l’ordre de 400 DH/an/Marocain. Le deuxième point qui peut booster le secteur est l’export ou l’internationalisation. A ce propos, les industriels n’ont pas attendu un cadre particulier pour exporter. Certains sont même allés installer en propre des usines en Afrique, en Europe de l’Est, en Arabie Saoudite, aux Emirats Arabes Unis, voire même effectuer des tentatives en Amérique latine. Les industriels marocains du médicament se sont toujours activés pour les plus avertis, et ce dans un esprit entrepreneurial. Cependant, les exportations, chiffrées à 1 Md de DH, restent faibles comparativement aux importations fixées à 6 Mds de DH. Pour développer le marché, il faut donc exporter davantage et fabriquer plus ce que l’on importe.
F.N.H. : Comment comptez-vous exporter plus et plus rapidement ? Les écosystèmes pharmaceu-tiques récemment signés avec le ministère de l’Industrie vont-ils booster ces chiffres ?
A. C. L. : A cet effet, il faut traiter deux volets prioritaires en prérequis. Premièrement, l’accélération de l’octroi des autorisations de mission de marché (AMM), qui demande un délai de 3 à 4 ans. Un processus long qui pénalise le secteur et freine le développement de cette industrie. Il faut impérativement repenser la structure, en passant d’une Division du médicament au sein du ministère de la Santé à une Agence de santé semi-publique de type agence européenne de tel ou tel pays européen en FDA américaine ou encore Saudi FDA (pour le médicament et les produits de santé). Le but est de réduire la durée d’oc-troi des AMM (de 4 ans à 10 mois, selon le ministère de la Santé) et exporter plus rapidement. C’est une mutation qu’il faudra opérer très rapidement. D’ailleurs, le projet est actuellement entamé, il reste quelques détails financiers au niveau du ministère des Finances. Deuxièmement, l’application des écosystèmes pharma-ceutiques récemment signés avec le ministère de l’Indus-trie dans le cadre du Plan d’accélération industrielle. Avec ces écosystèmes, l’Etat veut créer de l’emploi, injecter de l’investissement dans l’économie, équilibrer la balance commerciale et développer des technologies pharmaceutiques à valeur ajoutée pour l’export, mais également pour les besoins locaux. Force est de constater que la balance des paiements phar-maceutiques a été déficitaire de 6 Mds de DH en 2015, les dispositifs médicaux (1,3 Md de DH) inclus. Un déficit dû à l’importation de technologies très coûteuses qui sont désormais généricables et donc peuvent être produites localement pour la plupart. Pour y remédier, il faut innover et aller vers la fabrication de médicaments à forte valeur ajoutée. 7 technologies ont été identifiées dans le cadre de ces éco-systèmes, notamment les vaccins, les médicaments pour le cancer, l’asthme, les pilules contraceptives, la matière première Active, les centres cliniques et recherches, etc. Pour rééquilibrer cette balance déficitaire, l’Etat prévoit de subventionner à hauteur de 30% (jusqu’à 30 MDH) tout projet de fabrication de ces technologies. Il propose également des terrains à des conditions très intéressantes et prend en charge la formation continue des cadres supé-rieurs. Toutefois, cette convention peut rester lettre morte si elle n’est pas suivie des décrets d’application. Il faut donc mettre en pratique le plus tôt possible ces conven-tions et ne pas rester dans l’effet d’annonce.
F.N.H. : Peut-on rattraper le retard accusé dans la fabrication de médicaments à très forte valeur ajoutée avec des industriels qui opèrent indivi-duellement ?
A. C. L. : Se regrouper pour avancer et rattraper le retard, c’est ce que dicte le bon sens. Des tentatives de fusion pour le développement des nouvelles technologies ont été entreprises depuis 7 ans par certains laboratoires, mais sans aboutir. Il faut dire que l’idée ne pouvait qu’avorter avec les pères fondateurs qui avaient un certain égo ou encore un égo certain ! C’est le risque de l’entrepreneuriat familial qui fait que la gouvernance n’est pas toujours optimale. Ce qui n’est pas le cas de certaines entreprises familiales qui anticipent le bon sens dans la clairvoyance et l’humilité. Face à cette résistance locale, certains industriels se sont alliés à des entreprises étrangères pour faire des joint-ventures au Maroc. Aujourd’hui, les choses sont en train de bouger avec une nouvelle génération en pleine transition qui devra s’affranchir du cordon ombilical des parents.
F.N.H. : La production nationale de médicament a certes évolué au cours des dernières années, atteignant 65% du marché. Toutefois, il semble qu'elle a baissé de 10%, selon une étude de l’AMIP. Selon vous, qu’est-ce qui explique cette tendance baissière ?
A. C. L. : L’étude n’est pas encore validée. Il faut donc prendre ces chiffres avec précaution. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il y a eu une dégradation et une diminution du taux de couverture de la fabrication locale. Ce qui est logique étant donné que la politique du ministère de la Santé est orientée vers le traitement des maladies lourdes, ce qui requiert d’importer davantage de médicaments très chers. Ces produits chers sont nécessaires car le Maroc avance. Il faut trouver une solution pour contrebalancer leur poids. Ce qui est possible.
F.N.H. : Est-ce que le Maroc importe des médica-ments, bien qu’ils soient fabriqués localement ?
A. C. L. : Oui, c’est déjà arrivé et il faut remédier à cela. Cela reste des cas isolés.
F.N.H. : Malgré le chemin parcouru par l’indus-trie pharmaceutique, le générique ne représente que 30% de la production...
A. C. L. : Il faut avoir un arsenal thérapeutique complet, avec des génériques et des médicaments de dernière génération. Force est de constater que la pénétration en volume du générique au Maroc n’est que de 30%, alors qu’elle représente 80% et 90% respectivement aux Etats-Unis et en Allemagne. Notre objectif est de doubler ce chiffre pour atteindre 60% dans les 10 prochaines années, à condition d’accélérer le processus des AMM. Car, selon les projections réalisées par les sociétés internationales spécialisées dans les prédictives pharmaceutiques, à ce rythme actuel, le Maroc ne dépassera pas les 35%. Cela requiert une économétrie de la Santé et pas seulement l’approche limitée actuelle. C’est entre autres pour cela qu’il faut créer une vrai Agence de santé nationale du médicament.
F.N.H. : La baisse des prix du médicament avait suscité l’indignation de plusieurs acteurs, y compris les industriels pharmaceutiques. A combien se chiffre l’impact de cette baisse sur votre activité ? L’économie d’échelle a-t-elle compensé les pertes éventuellement ?
A. C. L. : La baisse du prix des médicaments a impacté, sans aucun doute, le chiffre d’affaires des laboratoires pharmaceutiques (entre 10 à 15%). Nous aurions pu la compenser avec le lancement de nouveaux produits, mais cela n'a pas été possible à cause des AMM. Cette baisse est donc mécanique parce qu’il y a eu deux phénomènes. D’une part, la baisse des prix liée à l’ali-gnement des prix des médicaments sur un benchmark de pays. Ce qui est normal, logique et sain. Je tiens à soulever un point important : 80% des médicaments au Maroc sont moins chers que dans les pays du bench-mark. Cela personne ne l’avait signalé ! Le deuxième phénomène qui nous a le plus impactés, c’est le transfert de la marge vers le secteur officinal qui n’allait pas pouvoir supporter une baisse moyenne de 7% du prix total du marché. Ce transfert de la marge a été un acte de solidarité des industriels envers les pharmaciens qui, malgré une marge plus importante sur un petit chiffre, n’arrivaient pas à s’en sortir. C’est cela la responsabilité et la solidarité avec sa chaîne complète. La cause, c’est que le nombre de pharmacies a crû plus rapidement que l’évolution du marché. Cela dit, la tendance de l’industrie pharmaceutique au Maroc est positive, ce qui incite les industriels à investir davantage.
Propos recueillis par L. Boumahrou