«Les responsables du département de l’Industrie sont en train de commercialiser de simples illusions»

«Les responsables du département de l’Industrie sont en train de commercialiser de simples illusions»

Effina Driss

Le secteur se caractérise par le développement des activités de la sous-traitance à faible rendement économique et faible contenu technologique. Il continue de souffrir d’une faiblesse structurelle des infrastructures de recherche et de développement et de la quasi-absence de l’innovation, chose qui ne permet pas une pérennisation et un développement accéléré de la base industrielle. C'est l'avis de Driss Effina, économiste, président du Centre indépendant des analyses stratégiques. Détails.

 

Finances News Hebdo : Vous êtes pré­sident du Centre indépendant des analyses stratégiques (CIAS); comment jugez-vous le modèle d’industrialisation du Maroc ?

Driss Effina : Au fait, le processus d’industria­lisation du Maroc est relativement récent. Il date des années soixante et soixante-dix. L’État a été le principal acteur de ce secteur pour combler l’ab­sence de l’investisseur industriel privé. L’objectif a été plus de répondre aux besoins internes en marchandises transformées que pour exporter des produits manufacturés vers le marché internatio­nal. Le processus d’industrialisation au Maroc n’a commencé à s’accélérer effectivement qu’à partir des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. Les données montrent que l’industrie marocaine est en majorité de transformation et de sous-traitance. La valeur ajoutée des produits manufacturés de l’industrie locale reste dans l’ensemble faible. Depuis les années 2000, des transformations significatives ont commencé à émerger dans ce secteur à la suite d’une politique volontariste de l’État pour redynamiser l’industrie sans intervenir directement, comme ce fut le cas dans le passé.

Le bilan de cette étape montre que le pari n’a pas été totalement gagné dans ce domaine. L’industrialisation du pays a continué à se dévelop­per selon le même schéma ancien caractérisé par une dépendance aux investissements extérieurs. De tels investissements répondent plus à des stra­tégies des multinationales qui visent en général à exploiter au maximum les pays d’accueil que de faire bénéficier ces économies d’un vrai transfert technologique. Ce modèle se caractérise aussi par le développement des activités de la sous-traitance à faible rendement économique et faible contenu technologique. En outre, le secteur continue de souffrir d’une faiblesse structurelle des infrastruc­tures de recherche et de développement et de la quasi-absence de l’innovation, chose qui ne permet pas une pérennisation et un développement accé­léré de la base industrielle. Une enquête menée en 2014 auprès de 5.000 entreprises industrielles a révélé que seules 3% consacrent un budget à la recherche et développement. Toutefois, ce budget global consacré par l’ensemble des entreprises industrielles ne dépasse guère les 10 millions de dollars.

Malgré de longues années d’industrialisation, le secteur n’arrive toujours pas à enfanter des cham­pions industriels disposant de tailles critiques leur permettant de le structurer et d’être des locomotives de l’industrie au Maroc, et particuliè­rement dans le domaine des hautes technologies. L’examen des 10 premières entreprises au Maroc montre l’absence d'une entreprise industrielle à fort contenu technologique. En revanche, sur les 10 premières entreprises en Corée du Sud, on trouve 4 multinationales de cette nature, à leur tête le groupe Samsung Electronics, paru en 1970. Il réalise à lui seul un chiffre d’affaires de 142 mil­liards de dollars (2014), soit près de 1,5% du PIB du Maroc.

Les travaux de recherche menés en la matière ont montré que les IDE industriels n’ont pas participé significativement, comme on peut le penser, à transférer la technologie en mesure de faire émer­ger une technologie locale compétitive. Même dans le secteur textile, ayant bénéficié pendant de longues années d’un soutien important, tout le support technologique de cette industrie dépen­dait toujours de l’extérieur, et ce après plusieurs années de sous-traitance.

Les industriels du textile sont restés entièrement dépendants de la technologie extérieure. Dans ce modèle d’industrialisation, l’économie n’a bénéfi­cié que de peu de valeur ajoutée en provenance de cette industrie. La reproduction de ce schéma aujourd’hui sous d’autres formes plus élaborées (aéronautique, montage de voitures) ne va que ralentir davantage le vrai processus d’industrialisa­tion pour des années encore.

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F.N.H. : Les nouveaux métiers mondiaux, qui représentent les orientations-phares du Plan d’accélération industrielle, vont-ils réellement amorcer une industrialisation du Maroc, comme ce fut le cas pour d’autres pays émergents ?

D. E. : Je crois que les responsables du dépar­tement de l’Industrie sont en train de commer­cialiser de simples illusions. Tout d’abord, le Plan d’accélération industrielle n’a aucun fondement économique, et rien ne prouve que les objectifs de ce plan seront atteints à l’horizon 2024. L’industrie avance selon sa propre force d’inertie et selon une trajectoire presque tendancielle, pas de mutations, pas de rupture, et ce indépendamment des diffé­rentes politiques publiques adoptées. Il suffit de revenir sur le plan Emergence 1, puis la version 2 et d’examiner les écarts entre les objectifs et les réalisations. Nous sommes en train de reproduire la même chose, mais avec une mise en scène plus sophis­tiquée. L’industrialisation du Maroc n’est pas un acte de communication comme nous le constatons aujourd’hui. Le bilan d’étape présenté par les res­ponsables de ce département ministériel est basé sur des statistiques non officielles du département. Les statistiques du HCP n’approuvent pas ce bilan. Sur un autre plan, l’industrie automobile et l’aéro­nautique et d’autres métiers de sous-traitance ne sont que deux exemples de la reproduction de l’ancien schéma du textile sous une autre forme sophistiquée.

En effet, pour le montage de véhicules automobiles, il s’agit de marques internationales qui s’installent au Maroc à la recherche d’un environnement moins coûteux par rapport à leur pays d’origine, en par­ticulier d’une main-d’oeuvre qualifiée à bas coût, de plates-formes logistiques d’import et d’export proches des grands marchés de consommation, d’avantages fiscaux et des frais d’installation qua­si-nulles. La stratégie de ces multinationales vise à bénéficier des environnements offerts par des pays en développement à la recherche d’investis­sements industriels, comme c’est le cas du Maroc. Ces multinationales essayent aussi de créer des clusters de fournisseurs au niveau des territoires d’implantation afin d’assurer des taux d’intégration locaux relativement élevés leur permettant ainsi de bénéficier des avantages des accords de libre-échange en vigueur en termes d’exportation.

En général, l’ensemble des fournisseurs de ces multinationales sont aussi des multinationales qui opèrent dans le cadre de stratégies com­munes d’implantation. L’évaluation des gains réels dégagés de ces types d’investissements montre qu’ils sont faibles. Ils sont légèrement supérieurs aux salaires distribués localement. Parfois, on se réfère aux exportations de ces multinationales pour indiquer leur performance, tout en omettant volon­tairement ou involontairement leurs importations directes et indirectes et celles de leurs fournisseurs locaux.

F.N.H. : Vous avez dit que le concept d’éco­système ne va jamais marcher au Maroc.Quels sont vos arguments ?

D. E. : Je pense qu’il s’agit de simple remplissage pour donner de la profondeur superficielle à une stratégie qui manque malheureusement de pro­fondeur économique. Le concept d’écosystème est tout simplement mal adapté pour le Maroc pour les raisons suivantes : premièrement, les entreprises industrielles marocaines n’ont pas encore atteint des tailles critiques relativement importantes leur permettant de sous-traiter des parties importantes de leurs activités afin de se concentrer sur leur coeur de métier stratégique.

Aujourd’hui, les entreprises sous-traitent des acti­vités très élémentaires qui relèvent en géné­ral de la sécurité, nettoyage, communication… Deuxièmement, la nature de l’entreprise maro­caine. Troisièmement, le tissu industriel marocain (près de 8.000 entreprises) n’est pas suffisamment profond, chose qui ne facilite pas de créer des synergies interentreprises et de développer des activités annexes qui gravitent autour de lui, parti­culièrement dans les services.

F.N.H. : Pourquoi le secteur industriel maro­cain n’arrive-t-il pas à pénétrer l’industrie de haute technologie ?

D. E. : L’analyse sur le long terme des indicateurs stratégiques montre que la part de l’industrie dans les exportations en marchandises est passée d’une moyenne de 16% au cours de la période 1970-1979 à 66,1% au cours de la période 2000-2009 et s’est située à 66,5% entre 2010-2014. Il s’agit d’un effort considérable, mais qui s’inscrit dans un processus d’industrialisa­tion très long. En effet, il a fallu plus de 30 années pour rester sous la barre d’un taux de 70%, qui est celui des pays émergents. En Corée du Sud, à titre d’exemple, ce seuil a été franchi depuis les années cinquante.

Au cours de la période 1970-1979, ce taux dépassait déjà 84,1% pour atteindre son niveau le plus élevé (92,5%) au cours de la période 1990-1999. Au niveau du conte­nu technologique, l’ana­lyse des chiffres relatifs aux exportations en pro­duits manufacturés à fort contenu technique révèle deux constats majeurs : Primo, le Maroc n’a com­mencé à pénétrer et à exporter ce type de pro­duits qu’à partir du milieu des années quatre-vingt-dix et la part de ce type de produits industriels est restée faible dans les exportations tout au long de la période 2000-2014 (ce taux est passé de 4% à 6,4% entre 1995 et 2014). Secundo, en Corée du Sud, ce type de produits représentait déjà une part de 16,9% dans les exportations industrielles dans les années 80, pour passer à 32,1% dans les années 90, puis à 27,1% entre 2010 et 2014.

Propos recueillis par Charaf Jaidani

 

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