Il est temps de réguler les cryptomonnaies

Il est temps de réguler les cryptomonnaies

Par Omar Fassal *

 

La cryptomonnaie est le sujet qui divise de façon profonde la communauté financière, avec ceux qui y croient, et ceux qui n’y voient aucun intérêt. Les détracteurs des cryptomonnaies ne sont pas des moindres. Dernière intervention en date, celle de Christine Lagarde, ancienne Directrice générale du FMI et aujourd’hui à la tête de la Banque centrale européenne, qui a déclaré  : «Ma très humble opinion est que les cryptoactifs ne valent rien. Ils ne sont basés sur rien, ils ne se rattachent à aucun actif sous-jacent qui pourrait apporter de la sécurité». Anecdote amusante : Christine Lagarde a avoué que son propre fils détenait de la cryptomonnaie ! Faut-il y voir un conflit de génération, ou rien de plus qu’une drôle de coïncidence ?

Toujours est-il que les cryptomonnaies ont connu une année difficile. Le Bitcoin, la star d’entre tous, est passé de 67.000 dollars en novembre 2021 à 29.300 dollars. Même les Stablecoins, qui sont des cryptomonnaies adossées à des actifs tangibles (généralement du Dollar, de l’Euro ou de l’or) pour réduire leur volatilité, ont connu une année difficile. Le Terra – qui est censé resté stable face au Dollar – a craqué. En raison de ventes trop importantes, son cours s’est effondré à 0,02 dollar ! La situation actuelle sur les cryptomonnaies rappelle plusieurs dérives observées lors de la crise de 1929. On reproche aux cryptomonnaies, et surtout aux Bourses où elles s’échangent (les principales sont Coinbase, Binance, Kraken, Gemini et FTX) de pratiquer de la publicité mensongère.

Début avril, quelques semaines avant le krach de la monnaie Terra, la Bourse Binance envoyait une publicité à ses clients faisant la promotion de cette monnaie, en promettant un rendement annuel de 20% et, surtout, en la décrivant comme une opportunité d’investissement «sûre et heureuse»  ! Cela rappelle les nombreuses publicités mensongères qui circulaient pendant les années 1920 aux Etats-Unis lors de ce qu’on a appelé les vingt rugissantes (the Roaring Twenties). Avec l’introduction en Bourse d’entreprises révolutionnaires dans le secteur de la radio, de l’automobile et de l’aviation, les particuliers se ruent sur ces IPO pour espérer des gains rapides. Les courtiers envoient aux clients des publicités mensongères, avec des promesses de rendement pharaoniques, qui ne valent pas plus que l’encre avec lequel elles sont écrites.

Tout comme en 1929, l’effet de levier joue un rôle de carburant qui enflamme les crises. En 1929, l’effet de levier accordé par les courtiers aux clients atteint des sommets. Pendant les années 20, l’effet de levier autorisé était de 10. C’est-à-dire que pour acheter une action à 10$, vous payez seulement 1$ et empruntez les 9 autres. Là aussi, on peut trouver une analogie : certaines Bourses acceptent de prêter avec un effet de levier aux clients pour qu’ils achètent des cryptomonnaies, ce qui introduit des risques importants en cas de panique. Autre exemple du côté des entreprises, qui font des prêts de cryptomonnaies. Certaines acceptent de prêter des cryptomonnaies contre du collatéral, mais certaines vont plus loin : elles acceptent de prêter des liquidités contre un collatéral fait de cryptomonnaie. Cellesci représentent naturellement un risque plus important, en cas de baisse de la valeur de la cryptomonnaie.

Ces dernières le font avec des Stablecoins censés être stables, mais on a bien vu avec le Terra que même les Stablecoins n’étaient pas à l’abri d’une baisse. Enfin, la gestion des réserves est un point important, si ce n’est le plus important. Les deux plus grands Stablecoins au monde, le Tether et l’USD Coin, promettent une contrepartie en Dollar. C’est là leur raison d’être, et le début des controverses. En 2017, un dénonciateur mystérieux a accusé Tether de ne pas détenir autant de Dollars pour chaque unité de cryptomonnaie créée. Des investisseurs ont porté plainte, et le procureur de New York a ouvert une enquête. A la fin, Tether (ou sa société-mère plus précisément) a conclu un accord à l'amiable sans avouer ses abus. Désormais, elle précise qu’elle détient les réserves «en Dollars et en équivalents financiers»; entendez par là des prêts aux entreprises, a priori du papier commercial. La société s’est transformée en une sorte de banque  : elle récolte de vrais Dollars, crée des dépôts privés digitaux (dénommés Tether) qu’elle remet à ses clients, et investit les Dollars pour récolter un rendement. Même son de cloche du côté du second Stablecoin du marché. La société de l’USD Coin promettait auparavant que sa monnaie était «backée par des Dollars»  : elle promet désormais qu’elle est backée par «des actifs de réserves», et parle même «d’investissements approuvés». Tout comme Tether, elles ont eu la même tentation qu’ont eu les orfèvres anglais au XVIIème siècle qui ont créé les premières banques à réserves fractionnaires : comme personne ne vérifie combien de réserves d’or (ou de Dollars aujourd’hui) il y a dans le coffre, on peut les investir entre-temps pour en récolter un rendement.

Sur ce point des réserves, là aussi l’analogie est troublante avec 1929. Après la chute du marché boursier, plusieurs banques ont fait faillite. Les particuliers souhaitent retirer leurs liquidités (pour rembourser des emprunts avec effet de levier par exemple), mais les réserves des banques étaient placées sur ce même marché boursier en baisse  : elles se sont volatilisées. Incapables de rembourser les dépôts, elles ont fait faillite, les unes après les autres. La crise de 1929 n’a pas marqué la fin des introductions en Bourse, ni des prêts avec effets de levier, ni du système bancaire à réserves fractionnaires. Toutes ces innovations ont continué à exister, et ont prospéré. Mais cette crise a ramené la régulation au cœur du débat. On en est sorti par le haut, car une régulation adaptée a traité chacun de ces points. Après la crise de 1929, fut créé la Securities and Exchange Commission (ou SEC), le gendarme de la Bourse. Désormais, tout matériel d’information et tout placement financier destiné au public doivent faire l’objet d’un accord pour vérifier sa conformité.

Impossible dès lors de refaire des campagnes mensongères incontrôlées. L’effet de levier autorisé pour les particuliers par les courtiers a fait l’objet d’une régulation adaptée. Aujourd’hui, il est limité à 2 pour les actions aux Etats-Unis, et à 2,55 en France. C’est-à-dire que pour acheter une action à 10$, vous êtes désormais obligé de payer 5$ aux US et 4$ en France. Enfin, le Glass Steagall Act a régulé les banques, en séparant notamment les banques de détail et les banques d’investissement, pour créer une barrière entre les dépôts des particuliers et les marchés financiers. Cette régulation a disparu depuis, car elle ne correspond plus aux marchés bancaires d’aujourd’hui où les deux volets sont inextricablement interconnectés. Mais il en reste toutefois l’attention particulière portée à la gestion des réserves. J’ai la conviction que pour que les cryptomonnaies et les innovations qu’elles portent puissent se développer et apporter du bienfait à l’ensemble de la société, il est nécessaire d’avoir une réglementation adaptée.

La Banque centrale européenne a soulevé dans son dernier rapport sur la stabilité financière, les risques croissants des cryptoactifs. Ces risques ne sont pas encore devenus systémiques, mais sont en voie de l’être, car désormais ces actifs digitaux intéressent les investisseurs institutionnels. Un exemple de cela : les fonds d’investissement allemands sont désormais autorisés à y allouer jusqu’à 20% de leur portefeuille, et plusieurs fonds américains le font déjà. La BCE annonce que la volumétrie des échanges sur les cryptoactifs a dépassé par moment celle du New York Stock Exchange, ou du marché des obligations souveraines de la zone Euro ! A l’heure où 10% des adultes en Europe et aux Etats-Unis ont détenu des cryptoactifs, il est temps de réguler ce marché, non pour le vider de son essence (celui d’une finance souple et décentralisée créatrice d’innovation), mais au contraire, pour lui garantir sa survie à long terme. Sinon, de futurs scandales auront raison de lui.

 

(*) : Omar Fassal travaille à la stratégie d’une banque de la place. Il est l'auteur de trois ouvrages en finance et professeur en Ecole de commerce. Retrouvez le sur www.fassal.net.

 

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