La croissance urbaine rapide a exercé une pression considérable sur les infrastructures. Pour aller de l'avant, le Maroc devra relever le défi d'équilibrer le développement urbain et rural tout en assurant des infrastructures et des services adéquats. Entretien avec Driss Effina, président du Centre indépendant des analyses stratégiques.
Propos recueillis par C. Jaidani
Finances News Hebdo : Les ventes de ciment s’inscrivent dans un trend haussier. Cela est-il annonciateur de la reprise du secteur de l’immobilier ?
Driss Effina : La reprise est contrastée et les ventes de ciment ont augmenté, mais les indicateurs de crédits à l’immobilier n’ont pas suivi cette tendance. C’est une sorte de relance qui ne peut être confirmée qu’en 2025. Le dernier recensement de la population et de l’habitat (RGPH 2024) a révélé une forte croissance du nombre de ménages. Il y a donc une forte demande qui doit être satisfaite dans les années à venir.
F.N.H. : Justement, le dernier recensement a livré des indicateurs révélateurs. Quel a été l’effet sur le secteur de l’habitat et de l’urbanisme ?
D. E. : Le RGPH 2024 a confirmé une urbanisation croissante du Maroc. Cela a des implications importantes pour le secteur de l’habitat et l’urbanisme, ainsi que le développement du pays. La croissance urbaine rapide a exercé une pression considérable sur les infrastructures, en particulier le logement, les transports et les services publics. Dans des villes comme Casablanca et Rabat, la congestion et la pénurie de logements abordables deviennent des défis majeurs. On note également une montée des villes moyennes. Le développement de ces agglomérations offre une solution efficace pour équilibrer la croissance et réduire les disparités entre les grandes métropoles et les zones moins urbanisées. Ces villes jouent un rôle crucial dans la décentralisation des activités économiques et des services publics. De nouveaux défis sont tracés pour le logement social. Le contrôle des logements inférieurs aux normes a amélioré les conditions de vie de nombreux citoyens, mais a aussi souligné le besoin croissant de logements sociaux. Les familles à faible revenu luttent pour trouver un logement abordable dans les grandes villes, appelant à des politiques publiques ciblées. Le recensement a confirmé la transformation sociale de la population marocaine. L'urbanisation rapide a contribué à la modernisation des modes de vie et à un changement des structures familiales. Les jeunes citoyens en particulier adoptent de nouveaux modes de vie et s'intègrent davantage dans l'économie de marché, ce qui modifie la dynamique sociale traditionnelle.
F.N.H. : Quels sont les enjeux de cette urbanisation croissante ?
D. E. : Le Maroc a beaucoup investi dans les infrastructures modernes, notamment dans les zones industrielles, les ports, les réseaux routiers et ferroviaires, tels que la ligne ferroviaire à grande vitesse reliant Tanger à Casablanca. Ces investissements ont dynamisé l'économie urbaine en attirant les entreprises nationales et internationales et en stimulant la création d'emplois. Les grandes villes comme Casablanca, Rabat, Tanger et Marrakech sont devenues des aimants pour les populations rurales à la recherche d'opportunités économiques plus stables et plus rentables. L'accès à des services publics de qualité, tels que l'éducation, les soins de santé et les services sociaux, est beaucoup mieux développé en milieu urbain. Ce facteur a été un puissant moteur de migration, en particulier pour les familles à la recherche de meilleures opportunités pour leurs enfants. Bien que les zones rurales aient connu des efforts de modernisation, elles restent mal desservies à bien des égards, ce qui encourage les populations rurales à se déplacer vers les villes.
L'évolution du secteur agricole, qui est un pilier de l'économie marocaine, a connu une modernisation et une mécanisation accrues. Cette transition a réduit la demande en main-d'œuvre dans les zones rurales, incitant des franges de la population rurale à s’installer dans les villes à la recherche d'opportunités. Cette migration rurale vers les villes est aussi le reflet de l'évolution des méthodes de production et de l'organisation du travail agricole. Le Maroc a renforcé ses politiques de lutte contre les logements inférieurs aux normes, en particulier dans les grandes villes où la migration rurale massive avait entraîné la prolifération des bidonvilles. Les programmes visant à éliminer les taudis, tels que l'initiative «Villes sans bidonvilles», se sont activés à fournir des logements décents, mais ont également mis en place des réglementations plus strictes pour contrôler les établissements urbains. Ces politiques ont rendu l'établissement informel plus difficile, dissuadant ainsi une partie de l'exode rural vers les grandes métropoles.
Entre 2004 et 2024, le Maroc a connu une urbanisation soutenue, marquée par une augmentation constante du taux de la population urbaine. Bien que cette tendance ait ralenti au cours de la dernière décennie, elle reflète une profonde transformation de la société marocaine. Les investissements économiques, le développement des infrastructures, des politiques du logement plus strictes et la croissance de métropole de type intermédiaire sont autant de facteurs qui expliquent cette dynamique. Pour aller de l'avant, le Maroc devra relever le défi d'équilibrer le développement urbain et rural tout en assurant des infrastructures et des services adéquats pour soutenir la croissance urbaine. Le succès de ces politiques déterminera la capacité du Maroc à favoriser une croissance inclusive et durable, offrant des opportunités futures à toute sa population, qu'elle soit urbaine ou rurale.
F.N.H. : En partenariat avec le fonds des Nations unies pour l’habitat, le gouvernement est en train d’initier une nouvelle stratégie dédiée au secteur. Quelles sont les priorités qu’elle doit adopter ?
D. E. : C’est bien d’avoir une nouvelle stratégie de l’habitat. L’actuelle stratégie remonte à l’époque de Taoufik Hjira quand il était à la tête du département (2002-2012). Il faut injecter un nouveau souffle et de l’innovation dans la nouvelle vision en prenant en considération de nombreux paramètres, notamment cette transition démographique, une croissance plus accélérée du nombre des ménages comparativement à celui de la population. Les objectifs seront fixés pour les 20 prochaines années. Cela n’empêche que l’actuelle stratégie a fait ses preuves dans certains domaines. Preuve en est que de nombreux pays, notamment africains, veulent s’inspirer de l’expérience marocaine. Mais il y a des limites et des lacunes qu’il faut corriger. Basé sur l’aide directe octroyée pour l’accès au logement, le modèle adopté par le Maroc n’est pas préconisé par de nombreux experts. Dans les pays développés, y compris les Etats-Unis, la meilleure politique pour soutenir l’habitat est l’approche fiscale. Dans le modèle marocain, il faut mobiliser des milliards de DH du budget de l’Etat pour les mettre à la disposition des acquéreurs. Dans l’approche fiscale, il n’y a pas de déblocage de deniers publics. Elle est donc plus adaptée au contexte marocain, qui ne dispose pas assez de moyens pour financer tous les programmes de développement.
F.N.H. : La stratégie de l’Etat en matière d’habitat est basée sur l’acquisition de logement. Pourquoi marginalise-telle le segment locatif ?
D. E. : Le soutien au segment locatif peut résoudre la problématique du logement à court ou moyen terme, mais pas sur le long terme où il peut générer des effets controversés. Même en Europe, on commence à délaisser progressivement cette option, car elle coûte trop cher et peut créer d’autres problèmes en matière d’entretien et de réhabilitation des immeubles. Dans la nouvelle stratégie qui sera élaborée avec le programme des Nations unies pour l’Habitat, il ne faut surtout pas adopter scrupuleusement les modèles proposés par la Banque mondiale. L’institution onusienne offre des schémas «prêt-à-porter» sans prendre en considération les spécificités du pays concerné. La nouvelle vision doit être intégrée en impliquant tous les intervenants. Nous avons des experts marocains de haut niveau qu’il faut associer.