Le projet royal d’extension de l’assurance maladie et de la protection sociale à l’ensemble de la population vise à corriger les anomalies et à mettre en place un système de santé plus performant, répondant au mieux aux besoins du citoyen marocain.
Le secteur privé de la santé s’accapare 90% du financement mobilisé par l’assurance maladie obligatoire, ne laissant que des miettes au secteur public.
Entretien avec Abdelmajid Belaiche, membre de la Société marocaine de l’économie des produits de santé, consultant en industrie pharmaceutique.
Propos recueillis par Ibtissam Z.
Finances News Hebdo : Comment le système de santé au Maroc est-il financé et qu’en est-il du modèle du système de soins adopté ?
Abdelmajid Belaiche : Tout d’abord, il faut rappeler que les sources de financement des dépenses de santé actuelles sont les suivantes : 24,4% des recettes fiscales, 50,7% des dépenses directes des ménages, 22,4% de l’assurance maladie, 1,2% des employeurs et 1,3% de la coopération internationale et d’autres contributions. La contribution des ménages de leurs propres poches est donc anormalement élevée. Elle représente plus de la moitié des dépenses de santé, ce qui est un très lourd fardeau, notamment pour les personnes les plus vulnérables, alors que les recommandations de l’OMS stipulent une contribution des ménages inférieure à 30%, voire à 25%. A ce problème s’ajoutait un financement global en santé qui est resté faible et totalement déconnecté des besoins réels de la population. Dans ce cadre, le régime du Ramed n’a pas répondu aux besoins en santé des citoyens les plus démunis et il n’a fait qu’augmenter leurs frustrations, après avoir suscité d’énormes espoirs en termes d’accès équitables à la santé. Le projet royal et historique d’extension de l’assurance maladie et de la protection sociale à l’ensemble de la population vise justement à corriger ces anomalies et à mettre en place un système de santé plus performant et répondant mieux à nos besoins. Il faut rappeler un autre élément en mesure d’augmenter les besoins en soins : c’est le vieillissement de la population, avec une prévalence accrue de maladies chroniques, telles que le diabète, l’hypertension, l’insuffisance rénale, les cancers etc., avec des impacts importants sur les coûts des soins.
F.N.H. : Comment peut-on répondre aux besoins en soins, en médicaments … pour intégrer les 22 millions de Marocains à l’AMO ?
A. B. : Nous avons l’habitude de dire que la santé n’a pas de prix, mais qu’elle a un coût. Les coûts sont présents à tous les niveaux de la chaîne des soins, y compris les médicaments. Répondre aux besoins de santé passe à la fois par la mise en place de financements suffisants et, d’autre part, par une bonne gouvernance du système de santé afin d’optimiser ces financements et d’éviter les gaspillages. Primo, cela passe par la mise en place d’un parcours de soins qui commence par le médecin généraliste (médecin de famille ou médecin du centre de santé) pour prendre en charge les patients ou pour mieux les orienter vers la spécialité médicale la mieux adaptée à leur état de santé. Secundo, par la mise en place de recommandations thérapeutiques pour encadrer les prescriptions médicales pour une meilleure efficacité et une meilleure sécurité et pour optimiser les coûts. Tertio, par la mise en place de tarifs de référence qui ne soient pas déconnectés de la réalité du marché des soins. Quarto, il faudrait au préalable réaliser des études afin de mieux évaluer les besoins de la population pour les différentes pathologies.
F.N.H. : Nous manquons de données de terrain pour cerner le besoins en santé de certaines pathologies et mesurer les besoins spécifiques. Ne faut-il pas lancer des études afin de pallier cette problématique ?
A. B. : Oui, absolument ! Nous manquons cruellement d’études épidémiologiques et économiques. Des études réalisées sur de grandes échelles, pour être plus représentatives et permettre de mieux cerner les besoins en soins. Ces études sont certes coûteuses, mais ce sont des investissements nécessaires pour éviter les extrapolations hasardeuses et des approximations encore plus coûteuses, et peuvent constituer une aide précieuse à la prise de bonnes décisions. Les problèmes du Ramed sont dus en grande partie à un défaut de préparation et un ciblage très approximatif, en l’absence de données suffisantes sur la population économiquement démunie. S’il y avait des études préalables suffisantes et précises, il en aurait été autrement. D’un objectif de 8 millions de citoyens démunis, visés au départ par le Ramed, on s’est retrouvé avec 16 millions de personnes il y a près de 2 ans, avec seulement 10 millions d’individus qui sont venus chercher leurs cartes Ramed, estimant peut-être que cette carte ne sert à rien face à une offre en soins assez défaillante et ne répondant pas à leurs besoins.
Pour ce qui est des études pour la mise en place du nouveau système de santé et de protection sociale, nous avons de nombreux chercheurs médecins, pharmaciens et économistes, qui s’investissent fortement dans les aspects économiques de la santé, mais aussi des cabinets d’études. Malheureusement, le grand problème des chercheurs reste l’accès aux données disponibles chez le ministère de la Santé ou chez les organismes gestionnaires de l’assurance maladie. Certes, ces organismes publient des rapports annuels synthétiques, mais un chercheur a plus besoin de données brutes et détaillées que de synthèses. Il a besoin d’aller dans les détails pour faire ressortir des éléments que l’on ne peut trouver dans les états synthétiques. La mentalité de nos responsables doit évoluer vers une culture d’échange et de partage des données et éviter toute rétention d’informations ou de données, préjudiciable pour la recherche dans notre pays. Par ailleurs, nous disposons au Maroc d’une équipe de recherche dédiée à la pharmacoéconomie et à l’économie des produits de santé. Les membres de cette équipe publient régulièrement dans des revues scientifiques internationales indexées des travaux relatifs à l’économie de la santé. Il est bien dommage que les potentialités de cette équipe ne soient pas mises à contribution dans les études préparatoires à la mise en place de la généralisation de l’assurance maladie et de la protection sociale.
F.N.H. : Quel sera l’impact de la généralisation de l’assurance maladie sur la consommation des médicaments ?
A. B. : La généralisation de l’assurance maladie, avec l’intégration de 22 millions de personnes, aura indiscutablement un important impact sur l’accès aux soins, et notamment aux médicaments, et d’une manière générale sur le marché pharmaceutique. Quand l’assurance maladie obligatoire (AMO) a été mise en place en 2006, la consommation pharmaceutique a été remarquablement boostée. Le taux de croissance moyen annuel du volume de consommation per capita des médicaments a été doublé, passant de +2,0% entre 2000 et 2006 à +4,0% sur la période consécutive à la mise en place de l’AMO (2006-2020). Alors que l’impact de la baisse généralisée des prix des médicaments en 2014 a été à la fois réduit et surtout tardif (il ne s’est manifesté qu’en 2019 et 2020). En 2020, la consommation per capita des médicaments achetés en pharmacies n’a pas dépassé la moyenne de 11 boîtes par personne et par an et la dépense per capita a été de 497 DH par personne.
F.N.H. : La législation et le financement de la santé sont là, mais qu’en est-il de la gouvernance ?
A. B. : Au cours des années passées, les maux de notre système de santé ont bien été diagnostiqués et de bonnes solutions ont été proposées, le plus souvent sans suivi et surtout sans mises en œuvre. Notre système de santé n’a pas seulement souffert de problèmes de financement, mais aussi de problèmes de gouvernance. Avec la Loi des Finances 2022, la santé et la protection sociale sont enfin érigées en priorités nationales. Mais, si derrière la gouvernance ne suit pas, notre système ira droit dans le mur. La nouvelle gouvernance doit constituer une véritable rupture avec le passé. Elle doit faire appel, entre autres, à l’innovation et au recours aux nouvelles technologies (digitalisation, partage des datas, intelligence artificielle, télémédecine etc.). Dans ce cadre, le recours à l’évaluation des technologies de santé (EST), appelée par les anglo-saxons Health Technology Assessment (HTA), est une approche multidisciplinaire qui étudie les implications technologiques, médicales, économiques, sociales et éthiques du développement, la diffusion et l’utilisation des technologies de santé. Ces derniers correspondent à des programmes, services et produits de santé. L’objectif d’une évaluation des technologies de santé pourrait être l’introduction d’une innovation, qui doit être étudiée par rapport à d’autres technologies actuellement appliquées, la suppression de technologies obsolètes ou l’incertitude concernant les technologies couramment appliquées.
L’évaluation des technologies de santé est devenue un outil incontournable d’aide à la décision lors de l’allocation des ressources en santé dans les pays développés, et de plus en plus dans les pays en voie de développement. Le respect du parcours de soins, l’application des bons tarifs référence et l’optimisation des budgets consacrés aux médicaments par un recours de plus en plus important aux médicaments génériques et aux biosimilaires sont des impératifs. Il n’est pas normal que le secteur privé de la santé s’accapare 90% du financement mobilisé par l’assurance maladie obligatoire, ne laissant que des miettes au secteur public. Le secteur public de la santé doit retrouver sa véritable place au cœur du système de santé. Nos hôpitaux ne doivent plus rester pauvres pour les pauvres, mais des hôpitaux forts et constituer de véritables pôles d’excellence médicale et être en mesure de concurrencer le secteur privé. Les partenariats publics-privés dont on parle depuis 10 ans doivent être activés, car ils constituent une solution aux carences en ressources humaines ou en équipements du secteur public. Pourquoi les médecins privés n’iraient-ils pas exercer au sein des hôpitaux ? Le problème de la faible présence, voire de l’absence des professionnels de la santé dans certaines régions et notamment les zones les plus enclavées, doit être réglé au nom de l’équité et du droit constitutionnel des citoyens d’accéder aux soins.
F.N.H. : Comment peut-on optimiser les budgets ministériels pour satisfaire la demande des Marocains ? Et y a-t-il d’autres alternatives pour soulager l’Etat ?
A. B. : Avant l’optimisation des budgets, on doit passer par une mise en place de mécanismes de financement durables. A ce titre, le gouvernement a mobilisé dans la Loi de Finances 2022, en plus des 23,5 milliards de dirhams comme budget du ministère de la Santé, la somme astronomique de 51 milliards de dirhams pour l’extension de la couverture sanitaire universelle et la protection sociale. 55% de ce budget seront issus des cotisations des adhérents et 45% versés par l’Etat à travers le principe de la solidarité sociale. Il va de soi que d’autres sources de financement seront mises à contribution, telles que la taxation de certains produits, et notamment ceux qui ont un impact négatif sur la santé des citoyens (tabac, alcool etc.). Ou encore l’élargissement de l’assiette fiscale, en s’attaquant à un secteur informel qui a toujours échappé en très grande partie aux impôts et taxes.
Aujourd’hui, l’Etat dispose de plus de données socioéconomiques que par le passé et le projet de mise en place du Registre national de la population (RNP) et du Registre social unifié (RSU) permettra une meilleure approche des besoins et des contributions des différentes couches sociales. Le gouvernement est aujourd’hui plus outillé que jamais sur le plan juridique, financier et organisationnel, et notamment depuis la mise en place de 6 décrets relatifs à la généralisation de la protection sociale. Ce cadre général est en mesure de garantir l’égalité d’accès à la santé dans le cadre de la justice sociale et de la reconnaissance du droit de jouir d'une bonne santé. Il est clair que le projet de la généralisation de l’assurance maladie bénéficiera d’un suivi et d’une attention particulière de la part de Sa Majesté, que Dieu le glorifie, qui veillera à sa réussite. Ce projet aura des effets directs sur la population, en termes d’amélioration des conditions de vie.