Entretien : Le Conseil de la concurrence attend impatiemment ses membres

Entretien : Le Conseil de la concurrence attend impatiemment ses membres

Le Conseil de la concurrence attend la nomination de ses membres pour instruire les dossiers étudiés et pour commencer les autosaisines. Pour cette raison, le rapport annuel 2014 n’est toujours pas validé. L’arrêté sur les minimis doit encore sortir pour boucler le parcours juridique du Conseil. ANRT, Lafarge-Holcim, l’indépendance du Conseil, l’informel… Abdelali Benamour, président du Conseil de la concur­rence, n’élude aucun sujet et parle de l’avenir de cette institution.

Finances News Hebdo : Le décret d’appli­cation de la loi concernant le Conseil de la concurrence est entré en vigueur. C’est l’épilogue d’un long combat que vous avez mené pour doter le Maroc d’une vraie auto­rité de la concurrence.

Abdelali Benamour : Ce fut effectivement un long parcours. Je ne dirais pas un combat, mais plutôt une période de militantisme pour avoir un nouveau texte. La loi concernant les relations concurrentielles, d’une façon générale, et la loi qui a trait aux prérogatives du Conseil, étaient déjà prêtes. Le premier décret d’application concernant la première loi est déjà sorti. Le second, concer­nant le Conseil, vient d’être publié. Nous pouvons donc dire que le parcours juridique du Conseil est quasi terminé. J’utilise le terme «quasi» car il reste en effet un arrêté auquel fait référence l’ancien décret d’application, qui concerne ce que l’on appelle en jargon concurrentiel les minimis. Il s’agit des pratiques anticoncurrentielles qui sont tolérées lorsque la part du chiffre d’affaires des protago­nistes reste faible par rapport au marché. Parfois, les accords, notamment entre les petites entre­prises, ne se font pas dans un esprit de limiter la concurrence, mais dans le but d’organiser le sec­teur. Dans le projet qui va être publié, il est prévu de tolérer les «ententes» entre entreprises, si cela représente moins de 10% du chiffre d’affaires glo­bal. Cette mesure est destinée à ne pas gêner les toutes petites entreprises lorsqu’elles cherchent à s’organiser. C’est un arrêté qui n’a pas d’impor­tance majeure, et qui n’a aucune incidence. On pourrait commencer à travailler dès maintenant si les membres du Conseil étaient nommés.

F.N.H. : Justement, quelle est la situation actuelle du Conseil ?

A. B. : Le mandat des membres du Conseil est arrivé à terme, depuis octobre 2013. Par contre, le mandat du président reste, à ce jour, toujours en vigueur. La loi stipulait que les membres du Conseil sont nommés pour 5 ans renouvelables, alors que le Président est nommé par le Roi, sans préciser de dates. Le Président est donc toujours en activité à l’heure actuelle. Sauf que dans le nouveau texte il est dit que le Président est nommé pour 5 années renouvelables une fois et que tous les membres doivent être renouvelés. Le président est toujours nommé par le Roi, et le Chef du gou­vernement, sur proposition d’un certain nombre de secteurs, nomme les membres.

F.N.H. : Avez-vous une visibilité sur les nominations ?

A. B. : Aucune. J’ai vu le Chef du gouvernement, il y a quelques temps de cela, et il m’avait paru prédisposé à faire le nécessaire. Nous attendons, sachant que nous ne pouvons travailler sans membres du Conseil. Nous avons sur la table un nombre important de saisines et une trentaine de dossiers que les rapporteurs ont traités ou traitent encore. Il faut que les membres du Conseil s’en saisissent pour décider. Il faudra commencer par ces anciens dossiers, avant de penser aux autosaisines. Le nouveau texte ne peut être mis en application tant que les membres du Conseil n’auront pas été nommés. En attendant, je ne dirais pas que nous sommes en stand-by : nous le sommes concernant les décisions du Conseil, mais pas pour le travail des rapporteurs. Même si je dois vous avouer qu’à force d’attendre les membres du Conseil, le climat se relâche un peu. Voilà un peu l’ambiance qui règne. Il y a aussi un autre problème : le rapport annuel pour 2014 est prêt, mais on ne peut pas le publier car il faut que le Conseil l’approuve. On a respiré pour l’aspect juridique, maintenant il reste l’aspect administratif.

F.N.H. : Les opérateurs économiques sont-ils sensibilisés à ce nouvel arsenal juridique ?

A. B. : Pendant cette période, nous avons travaillé sur les dossiers qui nous arrivaient, et aussi sur la panoplie des textes de sensibilisation qu’il va falloir soumettre au monde économique. Tout est prêt, toutes les procédures. Sauf qu’on ne peut pas commencer dans la mesure où le Conseil doit approuver ces procédures.

F.N.H. : Vous n’avez pas trouvé de résis­tance parmi les opérateurs ?

A. B. : Ma réponse est celle que j’ai toujours donnée : tout le monde a toujours été favorable au Conseil de la concurrence, qu’il s’agisse de l’admi­nistration publique ou des opérateurs.

F.N.H. : Y compris les gros opérateurs ?

M. B. : Je vais répondre indirectement à votre ques­tion : pour que le texte soit adopté, il a fallu attendre plus de 6 ans. C’est à vous d’en tirer les conclu­sions que vous voulez. Globalement, d’une façon déclarée, tout le monde approuve ce texte. Mais s’il y a eu autant d’années, c’est que cela n’a pas été forcement vu d’un bon oeil par tout le monde.

F.N.H. : Comment allez-vous manoeuvrer avec les secteurs auto-régulés comme le secteur bancaire et les télécoms ?

A. B. : Les gens soulèvent ce problème qui, en réalité, n’en est pas un. Avec Bank Al-Maghrib, il n’y a aucun problème. Même dans ses textes, les choses sont claires avec la nouvelle loi ban­caire. Pour l’ANRT, il y a eu un texte de loi qui est sorti à l’époque où le Conseil était en veilleuse et qui leur a donné compétence en matière de régulation de la Concurrence. Autrement dit, nous nous retrouvons tous les deux responsables. Si le Conseil s’autosaisit du secteur des télécoms, nous demanderons l’avis de l’ANRT, et nous espérons que la réciproque sera vraie. Cela étant dit, il n’y a pas de problèmes majeurs à ce niveau-là, dès lors que les choses sont clarifiées. Si on se réfère à la Constitution, celle-ci nous donne compétence générale en matière de concurrence.

F.N.H. : Le cas Lafarge-Holcim a beaucoup fait parler. Le gouvernement est passé outre l’avis du Conseil de la concurrence pour approuver la fusion. Quel est votre commentaire sur le sujet ?

A. B. : Normalement, le gouvernement devait nous demander notre avis. Mais comme le Conseil n’existait pas, le Chef du gouvernement a dû tran­cher. Je ne peux pas le lui reprocher. C’est lui qui est la véritable autorité de la concurrence dans l’ancien texte (la loi 06-09). Nous n’étions que consultatif. Je ne veux défendre personne, mais je veux rendre justice à César : il ne nous a pas consulté, parce que le Conseil n’existait pas. Il ne pouvait donc pas avoir d’avis.

F.N.H. : Rien ne vous empêche de vous saisir de la question une fois que le Conseil aura ses membres ?

A. B. : Rien ne nous empêchera de nous saisir de n’importe quel dossier, mais cela ne sera pas la fusion Lafarge/Holcim. Nous ne pourrons pas revenir sur des choses autorisées par l’autorité de la concurrence.

F.N.H. : Il y a plusieurs requêtes ces der­niers mois qui vous sont parvenues, comme celles des céramistes. Ces dossiers seront-ils traités ?

A. B. : Nous attendons la nomination pour pou­voir traiter tout cela. Encore une fois, les dossiers avancent, ils sont traités, mais on ne peut pas décider. C’est le Conseil qui décide et non le pré­sident qui n’est qu’un membre du Conseil. Vous verrez, une fois que les membres du Conseil seront installés, les choses vont vite évoluer.

F.N.H. : Peut-on s’attendre, comme le rap­porte régulièrement la presse étrangère, à de grosses sanctions contre certaines entreprises ?

A. B. : Bien sûr. Nous avons, dans le cadre de la nouvelle loi, la possibilité de sanctionner jusqu’à concurrence de 10% du chiffre d’affaires, ce qui peut constituer de grandes sommes d’argent. Aujourd’hui, dans certains secteurs, il y a des indices de pratiques anticoncurrentielles. Mais «indices» ne signifie pas «preuves». S’il y a des indices mais qu’on ne trouve rien après enquête, il faut qu’on le dise. Ce n’est que justice par rapport au secteur concerné. Par contre, si on trouve des choses, il y aura des sanctions.

Il faut s’attendre à ce que le Conseil travaille comme dans tous les pays qui sont dotés de lois similaires en la matière. Autant je disais que la loi 06-99 était très mauvaise, voire inique, autant les 2 lois actuelles sont bonnes.

F.N.H. : Il n’y a pas que la sanction, il y a aussi la prévention ?

A. B. : Il y a beaucoup de procédures de pré­vention. D’abord, il y a l’information générale. On informe l’entreprise pour que, d’elle même, elle commence à être sensibilisée à éviter toutes pratiques anticoncurrentielles. Parfois, elle use de pratiques anticoncurrentielles sans que la direction l’ait décidé. Cela se fait parfois machinalement par des cadres qui ne sont pas correctement informés. Il faut donc que les entreprises informent ces cadres de la façon dont elle doit fonctionner. Il y a aussi d’autres procédures comme la clémence, qui permet à une entreprise fautive d’être moins sanctionnée que les autres.

F.N.H. : Le Conseil sera-t-il réellement indépendant de la primature ?

A. B. : Nous n’avons plus rien à voir avec le Chef du gouvernement, dont nous sommes désormais indépendants. Nous ne dépendrons de personne ! Autant avant nous étions sous la tutelle du Chef du gouvernement, autant, avec la nouvelle loi, nous sommes une autorité totalement indépen­dante. L’article 166 de la Constitution stipule que nous sommes une institution indépendante qui est responsable de toutes les pratiques anticon­currentielles. C’est désormais au Conseil qu’on s’adresse lorsqu’il y a des saisines; que ce soit des entreprises ou des Chambres professionnels, etc. Le Chef du gouvernement n’a plus rien à voir avec la procédure, sinon il empiètera sur notre indépendance.

F.N.H. : Il peut vous saisir ?

A. B. : Il a à sa disposition une direction de la concurrence dans ses services qui ne va pas mourir avec notre existence. Elle va faire un travail d’études, et s’il elle trouve quelque chose, ou si elle a des soupçons dans un secteur donné, elle en avise le Chef du gouvernement qui peut nous saisir.

F.N.H. : Quid alors du commissaire du gouvernement qui siègera aux séances du Conseil ?

A. B. : Le commissaire du gouvernement assiste en tant qu’observateur aux séances du Conseil, sans participer au débat. Il n’a pas le droit de s’exprimer lors des débats.

F.N.H. : C’est l’oreille du gouvernement ?

A. B. : Effectivement. Il peut aussi venir avec des propositions, déposer des saisines issues du Chef du gouvernement. Il fait l’interface. Mais, je le répète, il n’a pas à prendre la parole ou à donner un avis quant au travail du Conseil. Celui-ci est indépendant et libre.

F.N.H. : Le secteur informel représente un pan entier d’entreprises qui échappent au cadre de la concurrence. N’est-ce pas problématique ?

A. B. : Dans le cas de notre stratégie future, il y a les deux grands pans de l’économie marocaine qui seront traités : les oligopoles, d’un côté, et la PME, de l’autre. La PME recouvre deux types d’activités à notre sens. Il y a des activités de subsistance, comme la bonne dame qui rentre à Sebta et qui sort avec des sacoches. On ne peut dire que c’est anticoncurrentiel, on ne peut rien faire contre les activités de subsistance. Par contre, il y a des PME qui réalisent des plus-values intéressantes et qui se cachent derrière l’informel; ces PME nous intéresse. Evidemment, c’est plus difficile, parce qu’il faut toujours amener la preuve, et ce n’est pas en 6 mois que l’on va arranger les choses, il ne faut pas se leurrer. Nous avons une stratégie décennale. En Amérique du Sud, la stratégie est de 12 ans. J’ai assisté récemment à la rencontre qui faisait le bilan de leurs travaux avec la participation de la CNUCED (Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement) qui a élaboré un programme. Les résultats sont probants. Le même programme d’ailleurs va être établi pour les pays de la région MENA. La rencontre de lancement de ce programme aura lieu à Agadir, entre le 27 et le 29 juin. Les Nations unies vont nous accompagner pour pouvoir mettre en oeuvre tout ce programme. Les choses ne se font pas d’un coup de baguette magique. Nous sommes de ceux qui veulent faire les choses intelligemment, avec un plan d’action bien précis.

F.N.H. : Les institutions marocaines, telles que la Cour des comptes, le CESE, et maintenant le Conseil de la concurrence, ont besoin de fortes personnalités pour les faire vivre et garantir leur indépendance. Un texte bien ficelé ne suffit pas toujours…

A. B. : Il faut des gens compétents, éthiques et qui ont du caractère. Et pas seulement au niveau du président, même les membres ! Si certains membres sont frileux, cela ne va pas marcher. Un pays se développe comment ? Avec des règles, des institutions et des hommes. Si vous nommez des gens qui ronronnent, évidemment cela ne mar­chera pas. D’ailleurs, dans toute la littérature des autorités de la concurrence, il est précisé que les membres doivent être intègres et avoir du carac­tère pour pouvoir imposer un pouvoir indépendant.

F.N.H. : Vous par exemple ?

A. B. : Je considère que j’ai déjà beaucoup fait au niveau du texte (rires).

Propos recueillis par A. Elkadiri

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