Entreprises familiales: «Le principal challenge auquel font face ces structures est la transmission»

Entreprises familiales: «Le principal challenge auquel font face ces structures est la transmission»

Les entreprises familiales représentent l’une des formes d’organisation les plus anciennes au Maroc, occupant ainsi une place de taille dans le secteur privé.

Créé le 22 juin 2023, l'Institut de l'entreprise familiale du Maroc a pour ambition de valoriser le travail de ces entreprises ainsi que le rôle joué dans l'économie en matière de création de valeur et d'emploi.

Entretien avec Dr. Lamia Larioui, enseignante-chercheure à la Faculté d’économie et de gestion, Université Sultan Moulay Slimane-Béni Mellal.

 

Propos recueillis par M. Boukhari

Finances News Hebdo : L’Institut de l’entreprise familiale a vu le jour le 22 juin dernier au Maroc. Il s’agit d’une initiative chapeautée par une trentaine d'entreprises familiales relevant de secteurs et d’horizons variés et ayant pour volonté commune d'œuvrer en faveur de la pérennité de ces structures dans notre pays. Qu’en pensez-vous ?

Lamia Larioui : Il s’agit d’une excellente initiative qui émane des dirigeants d’entreprises familiales (EF) conscients de l’importance de leurs entreprises dans le tissu économique national, mais aussi des défis auxquels ils doivent faire face. En effet, nombreuses sont les EF au Maroc. Certes, nous n’avons pas encore de statistiques sur le pourcentage des EF au Maroc et, justement l’absence de données et statistiques sur les entreprises familiales entrave le développement de la contribution intellectuelle. Toutefois, l’observation du milieu économique marocain fait apparaître des entreprises fondées et détenues majoritairement par des familles (Benjelloun, Chaâbi, Rahal, Kettani, Akhannouch, Alj, Berrada, Sekkat, Mernissi, Bennani Smires, Tazi…etc.). Derrière ces groupes, il y a des entrepreneurs marocains pionniers dans leurs familles qui ont créé leurs entreprises par vision ou simplement par nécessité. Et puis, il y a les PME et TPE qui sont souvent familiales : soit le capital est détenu par des frères, des sœurs ou encore un couple, soit on a un associé unique, mais des membres de sa famille sont impliqués dans le management de l’entreprise ou sont juste des salariés. En somme, la création d’un institut de l’EF au Maroc permettra sûrement d’abord de reconnaître la valeur et l’importance de cette catégorie d’entreprises à la fois spécifiques et hétérogènes, et puis de mettre la lumière sur les défis auxquels elles doivent faire face notamment en ce qui concerne la gouvernance, la transmission, la gestion des équilibres entre l’intérêt de la famille, et l’intérêt de l’entreprise, etc.

 

F.N.H. : Cette nouvelle structure (l’Institut de l’entreprise familiale) ambitionne d’encourager les meilleures pratiques de gouvernance familiale et faciliter leurs transmissions. D’après vous, comment les entreprises familiales intègrent-elles la gouvernance dans leur management ?

L. L. : La gouvernance dans le contexte des entreprises familiales est plus ou moins spécifique. Les experts recommandent d’avoir un système de gouvernance pour chaque sphère : une gouvernance de l’entreprise et puis une gouvernance familiale. Dans la première sphère, le Conseil d’administration est le mécanisme de gouvernance par excellence. Tandis que dans la deuxième, les chercheurs recommandent la mise en place d’un conseil de famille et la rédaction d’une charte familiale où l’objectif est de préciser qui est membre de la famille et qui ne l’est pas. Et ce, afin d’éviter tout conflit entre les membres de la famille, surtout quand on arrive à la troisième ou la quatrième génération. Néanmoins, la mise en place d’un système de gouvernance, qui tient compte des bonnes pratiques de gouvernance d’entreprise au sein des entreprises familiales n’est pas toujours souhaitable. En effet, les relations dans les entreprises familiales sont souvent basées sur la confiance (très difficile de contrôler son frère, sa sœur, son fils ou sa femme !). Et parfois, ces bonnes pratiques de gouvernance d’entreprise (avoir des administrateurs externes par exemple) risquent de faire disparaître cette confiance et atténuer probablement l’attachement émotionnel. C’est la raison pour laquelle, à mon avis, il faudra aussi tenir compte des mécanismes informels de gouvernance qui existent de manière implicite au sein de l’entreprise familiale, notamment la confiance, le capital social ou encore les croyances et les valeurs. D’ailleurs, la confiance permet de réduire les coûts de gouvernance.

 

F.N.H. : Selon vous, quels sont les avantages et les défis spécifiques auxquels une entreprise familiale est confrontée par rapport à une entreprise non familiale ?

L. L. : D’abord, l’entreprise familiale est spécifique car elle se caractérise par la coexistence de deux systèmes qui fonctionnent selon deux modes différents, voire même contradictoires. D’un côté, le monde «Entreprise» qui fonctionne selon un mode rationnel et poursuit des objectifs économiques. De l’autre côté, le monde «la famille» qui fonctionne selon un mode affectif, émotionnel et poursuit souvent des objectifs non économiques, ou plus précisément des objectifs socioémotionnels, notamment la pérennité des liens familiaux, la construction d’un capital social familial, l’attachement émotionnel…etc. Chose qui n’existe pas dans une entreprise non familiale. Toutefois, les entreprises familiales sont également hétérogènes. Car derrière chaque entreprise familiale, il y a une famille, et puis chaque famille a sa propre histoire, son propre système de valeurs et croyances…etc. L’EF présente des avantages certes, notamment la confiance qui y règne et qui joue parfois même le rôle d’un mécanisme informel de gouvernance d’entreprise.

Il y a aussi l’état harmonieux qui caractérise la majorité des EF. Cela ne veut pas dire que dans l’EF il n’y a pas de conflits. Bien au contraire, les conflits existent, et parfois ils sont plus accentués dans l’EF que dans l’ENF; surtout avec la mort du fondateur ou encore lorsqu’on arrive à la troisième génération aussi appelée «consortium de cousins», les problèmes et les divergences d’intérêt se multiplient. Toutefois, les membres de l’EF éprouvent souvent de l’affection l’un envers l’autre, ont des obligations et des responsabilités envers la communauté familiale, sont émotionnellement attachés à la famille et cherchent ainsi à préserver l’état harmonieux et mettre à l’écart toute relation conflictuelle. Le principal challenge auquel font face les EF est la transmission. Qui va assurer la succession et la continuité intergénérationnelle ? A mon avis, la transmission doit être préparée avant le décès du fondateur. Le successeur doit être impliqué activement dans le management et prêt à assurer la pérennité de l’EF. En effet, il n'y a pas que l’entreprise qui doit être transmise, mais aussi le capital social. Aujourd’hui, on ne parle que de la transmission de l’entreprise, mais c’est rare où l’on évoque aussi l’importance de transmettre le capital social. Et quand je parle du capital social, je parle à la fois du capital relationnel, cognitif et structurel.

Le capital relationnel, c’est tout simplement l’ensemble des liens sociaux que le fondateur a pu construire au fil des années. N’oubliez pas que c’est grâce à ce capital relationnel que l’entreprise arrive à saisir des opportunités ou encore à avoir accès à des ressources qui étaient auparavant inaccessibles. Le capital social structurel se réfère à l’architecture globale des connexions entre les membres de la famille, notamment la densité et la connectivité. En effet, les interactions sociales entre les membres de la communauté familiale permettent de créer un sentiment d’attachement et instaurer des principes et des valeurs au sein de l’organisation, et surtout être réunis, solidaires et dévoués pour un objectif commun. Enfin, le capital social cognitif se réfère à la vision commune et le langage commun. Il permet donc aux membres de la famille de se fixer des objectifs communs et de considérer que la réussite de l’organisation est la réussite de tous. Avoir une vision commune implique une diminution des conflits d’intérêts. Assurer la transmission de ce capital social est primordial, car au fil des années, quand la famille sera plus étendue, d’autres individus appartenant à d’autres branches familiales (beau-frère, belle-sœur, les cousins les plus éloignés…) peuvent être intégrés dans le réseau de la famille et celui de l’entreprise. Ceux-ci auront probablement une faible interaction avec le fondateur et sa descendance directe, ce qui entraînera une diversité relationnelle et cognitive (ils ne partagent pas le même système de valeurs par exemple). En conséquence, l’influence du capital social familial sur le capital social de l’entreprise risque de diminuer au fil du temps.

 

F.N.H. : Beaucoup d’experts avancent le constat selon lequel les entreprises familiales négligent le management des émotions, alors qu’il s’agit d’un facteur très important pour garantir la pérennité de cette structure. Qu’en dites-vous ?

L. L. : En effet, les deux sphères «Entreprise» et «Famille» s’influencent mutuellement par la dynamique des émotions submergées dans chaque soussystème de l’entreprise familiale. Cette dynamique émotionnelle crée souvent un «nexus» des émotions au sein des firmes familiales. Ainsi, les émotions risquent d’influencer significativement la prise de décision au sein des EF. Dans un contexte d’EF, l’on pense que les émotions sont naturellement négatives (jalousie, haine, vengeance, peur, colère…etc.) et sont la cause des stratégies ratées ou même de l’échec du processus de succession. Pourtant, l’on constate également la présence des émotions positives au sein des firmes familiales (affection, respect, confiance, fierté, inspiration, satisfaction, reconnaissance…etc.) qui étaient derrière leur succès. En somme, les émotions peuvent être le moteur principal de croissance et de développement de ces entreprises, comme elles peuvent être une source d’échec. La fierté d’appartenir à l’entreprise familiale, par exemple, peut amener un membre de la famille à être dévoué à l’entreprise. Tandis que la jalousie entre les membres de la famille risque de créer des rivalités et des conflits. De plus, la colère, par exemple, risque de pousser les membres de la famille à prendre des décisions insensées, voire risquées pour l’entreprise. Enfin, l’amour entre les membres familiaux est susceptible d’amener le dirigeant à prendre des décisions parfois irrationnelles, juste parce qu’il veille au bien-être des membres de sa famille. En gros, les émotions influencent constamment la prise de décision dans les EF. On n’arrive pas vraiment à être neutre et objectif, d’où l’importance de savoir gérer les émotions au sein des EF. 

 

 

 

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