Se pencher sur la culture du cannabis dans le Royaume, comprendre son ancrage et son enracinement dans la vie quotidienne de toute une région, celle du Rif, c’est plonger dans un maelström de considérations économiques, sociologiques, historiques et, surtout, tribales.
Se pencher sur la culture du cannabis dans le Royaume, comprendre son ancrage et son enracinement dans la vie quotidienne de toute une région, celle du Rif, c’est plonger dans un maelström de considérations économiques, sociologiques, historiques et, surtout, tribales. Un enchevêtrement de facteurs endogènes et exogènes complexes, qui ne laissent que peu de place aux idées préconçues, encore moins aux conclusions définitives. Beaucoup de choses, plus ou moins pertinentes, ont été dites et écrites sur le cannabis. Le cannabis est un thème vendeur, comme tout ce qui est sulfureux. Cette plante unique en son genre fait tourner à plein régime la machine à fantasmes : on pense milliards, trafics, corruption, go-fast, mafias, procédés de fabrication. Autant le dire d’emblée : tel n’est pas là le sujet de notre enquête. D’ailleurs, nous avons, à dessein, choisi de réaliser notre enquête pendant la période d’emblavement du sol, autrement dit, au début du printemps. Cela correspond à un moment d’hésitation où les paysans font le choix de planter ou non du cannabis, où le «makhzen» observe et prend le pouls des populations, et où l’on brûle des forêts pour gagner de précieux hectares. Tout le long de notre périple de 2.200 km, qui nous a conduit à traverser le Rif d’Est en Ouest, puis d’Ouest en Est, (de Ghafsai, dans la région des Béni Zeroual, à Tanger; puis de la ville du Détroit à Al Hoceima, en passant par Tazrout, près de Moulay Abdeslam Ben M’chich, Bab Berred et Issaguen), notre enquête s’est donnée pour leitmotiv de s’imprégner de la mentalité des cultivateurs de kif. Connaître leurs craintes, leurs attentes, et tenter de comprendre le désespoir qui les habite, parfois. Des gens pauvres, pour la plupart, qui ont lié leur destin à la culture de cette plante, pour le meilleur, et souvent pour le pire. Ce n’est que de cette manière que l’on pourrait comprendre la relation ambiguë qui unit le cannabis à ceux qui le cultivent. Une relation que l’on pourrait illustrer par l’oxymore «maudite bénédiction».Par ailleurs, appréhender la région du Rif comme un bloc homogène pour comprendre le phénomène du cannabis au Maroc, c’est également un «raccourci» à ne pas prendre. La tribu de Ketama n’est pas celle des Béni Arouss, ni celle des Béni Zeroual. Le rapport de chacune de ces tribus au kif, le savoir-faire accumulé, le contexte historique, la qualité de la terre, l’abondance de l’eau, diffèrent largement d’une région à l’autre, voire d’une colline à l’autre. En matière de culture de kif, Issaguen et Ouezzane n’ont pas grand chose en commun. Garder présents à l’esprit ces deux éléments, à savoir ce rapport amour/haine et l’hétérogénéité du territoire rifain, est primordial pour avoir une lecture non biaisée de la culture du cannabis au Maroc, et ne pas faire fausse route. Et même en tenant compte de cela, on ne peut que survoler la question, tant elle reste complexe. Nous avons essayé, modestement, d’adopter cette démarche, pour tenter de restituer au lecteur, cette complexité. Une complexité qui explique, en grande partie, comment cette plante a pu résister durant des siècles, en dépit de toutes les tentatives pour l’éradiquer. Ce qui fait qu’aujourd’hui, les approches pour contenir et remplacer la culture du kif ont changé. C’est le constat que nous avons fait avec l’Agence pour la promotion et le développement du Nord (APDN) et des militants associatifs, pour la plupart de jeunes hommes et femmes brillants, passionnés, qui réalisent un travail de fourmi pour sortir ces populations de la précarité, la clandestinité, la «hchouma», et leur redonner un peu de dignité. Leur crédo : plus de pragmatisme, de proximité, d’écoute. Moins de verticalité et, surtout, moins de morale. Les politiques leur ont emboîté le pas, pour diverses raisons, bonnes ou mauvaises. Nous sommes convaincus qu’il s’agit de la bonne voie à prendre.
Enquête réalisée par Charaf Jaidani et Amine Elkadiri