«Tu dois danser comme s'il n'y a personne qui t’observe, aimer comme si tu n'as jamais été blessé, chanter comme s’il n'y a personne qui t’écoute, et vivre comme si c'était le paradis sur terre» (William W. Purkey)
En guise de prélude, je vous propose, aujourd’hui, une toute petite histoire qui va nous aider à mieux froisser le temps. C’est l’histoire d’une manie, d’un somnambulisme artificiel, d’une rave party, connue sous le nom de chorémanie. Mais attention, je vous préviens : toute ressemblance avec la réalité présente n’est pas fortuite !
Il était une fois, en Alsace, une étrange maladie qui se mua en hystérie collective. Il y a près de 500 ans, le vendredi 12 juillet 1518, à Strasbourg, quelque part au milieu des ruelles de la ville, une femme, Frau Troffea, sortit de chez elle, commença à se trémousser et se mit à danser. Son visage était sans joie tandis que ses jupons tournoyaient autour de ses jambes agitées.
Après plusieurs jours de danse ininterrompue, les pieds meurtris, les chaussures imbibées de sang, la sueur dégoulinant de son visage éperdu, la patiente zéro fût éjectée très loin en dehors de la ville.
Le lendemain, sous les yeux ahuris et impuissants des habitants, des dizaines de personnes sont descendues dans la rue, agitées du même mal. Elles dansaient de façon incontrôlable et étrange. Elles étaient incapables de s'arrêter, sans repos, jusqu'à en tomber évanouies. L’épidémie de transe, longue de deux mois, fait ainsi ses premières victimes mortes de fatigue, de soif ou d’inanition. Elle aura touché au moins 400 personnes, tuant jusqu’à quinze individus par jour au sommet de son intensité.
A cette époque, la corporation des médecins a argué que cette danse était un mal naturel, causé par un échauffement excessif du sang; les danseurs fous seraient victimes de sang vicié. On l’a aussi qualifié d’une transe de la malchance et de la vie invivable. Et comme souvent, le sacré entre en scène et on finit par attribuer à l’épidémie une origine divine. Of course !
«La danse des hommes, Pour apaiser le dieu du vent, Ressemble à la tempête» (Unkown Haiku)
Cela étant dit, certaines questions méritent réponse : quelle était la vraie cause de cette épidémie ? Qu’est-ce qui avait donc pu donner envie à la patiente zéro de gigoter jusqu’à l’épuisement ?
Selon un historien de la médecine, John Waller, la danse est un des moyens inventés par une société pour résister aux crises qui l’assaillent, pour rationaliser la marche des événements et pour leur apporter une réponse. En effet, à cette époque, Strasbourg vient de vivre trois ans de famine et un hiver particulièrement rigoureux. La syphilis a fait son apparition, accompagnée d’autres épidémies à répétition. La région est clairement en crise. Ainsi, la danse serait donc un remède qui apaise et non pas une maladie qu’on doit guérir.
Nous y voilà. La thérapie par la danse. Nous savons tous que la danse est une forme d'art vivant, en mouvement. Danser, c’est épouser un rythme qui n’est pas forcément celui du ballottement. C’est un rythme que l’on peut anticiper, auquel on peut s’adapter, que l’on peut tenir. La question qui nous intéresse aujourd’hui est de savoir quoi panser, avec qui danser, et comment danser ? Did you see me coming ?
«La danse est l'une des formes les plus parfaites de communication avec l'intelligence infinie» (Paulo Coelho)
Après la petite histoire, voici le temps présent. L’obsession du moment.
L’épidémie de coronavirus nous contraint à éprouver l’incertain pour ce que nous croyons être un moment, et à vivre l’incertain de nos existences comme une dégradation provisoire. Nous avons accepté l'incertitude associée à l'aventure, à la surprise, à la chance, mais nous considérons rarement le tout sous cet angle. Et pourtant, la pandémie ne cesse de nous rappeler que toute vie est un vagabondage incertain. Finalement, le confinement rend l’incertain exhaustif.
Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout vers l’autre, disait Pascal. Rien ne s’arrête pour nous. C’est cet état qui nous est naturel, et toutefois il est le plus contraire à notre inclination. Nous brûlons de trouver une assiette ferme, et une dernière base constante pour y édifier une tour qui s’élève à l’infini, mais tout notre fondement craque, et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes.
Mais qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout, infiniment éloigné de comprendre les extrêmes. Ce n’est pas la nature qui nous appartient, c’est nous qui lui appartenons. «Nous sommes des joueurs et des joués», disait Edgar Morin. On réalise, tous, avec le temps qui froisse, que l’homme est situé entre deux infinis, un mélange de folie et de sagesse.
Saviez-vous que notre mode de connaissance se borne, souvent, à prévoir le probable quand surgit sans cesse l’inattendu ? Rappelons, à qui veut l’entendre, que l’inattendu n’est pas ce que nous attendons, mais bien ce qui nous attend. Souvent, cette confusion glisse, doucement, pour s‘incruster inexorablement.
Nous sommes, de plus en plus, conscients que le futur n’est pas construit par une volonté consciente, mais par un processus dans lequel l’inconnu, l’aléatoire inorganisé peut se transformer en ordre connu et organisé. Désordre apparent, ordre caché.
«On ne connait que les choses qu’on apprivoise» (Antoine de Saint-Exupery).
Par conséquent, ne cherchons donc point d’assurance et de fermeté. Puisqu'on ne peut vivre sans l'incertain, apprenons à vivre avec. Apprivoisons l’avenir en accueillant l’incertain à bras ouverts ! Après tout, ce qui risque de nous faire tomber peut aussi nous apprendre à danser.
Accepter de converser avec l’inattendu et de s’ouvrir à la nouveauté, c’est découvrir avec émerveillement que la vie a bien plus d’imagination que nous !
Vaille que vaille, faisons un pas de côté et osons inviter l’incertain à danser. Convoquons le duo Erreur et Complexité pour composer ensemble un Pas de trois ? Pourquoi pas !
Pour mieux vivre l’incertain, démystifions l’erreur. Voici une apologie pour y parvenir.
Nous vivons à une époque qui contrôle de façon particulièrement prégnante les personnes, leurs actions, et les résultats de leurs actions. Sous couvert de sécurité, de traçabilité et de responsabilité, elle met en norme et sanctionne rapidement les dépassements. Que devient alors l’erreur, sinon une faute ? Comment faire autrement, quand on sait que pour percer le mystère de la vie, le mystère qui nous pétrie vraiment, nous avons besoin d’errer, de vagabonder, d’aller çà et là ?
Savez-vous que toutes nos erreurs sont des jugements téméraires, et toutes nos vérités, sans exception, sont des erreurs redressées ? Savez-vous qu’un sot n'est point tant un homme qui se trompe qu'un homme qui répète des vérités, sans s'être trompé d'abord comme ont fait ceux qui les ont trouvées ?
Savez-vous qu’on mesure la teneur en vérité d'une vérité à la quantité d'erreurs qu'elle a dû traverser, combattre, surmonter, et, à la fin des fins, conserver ? Savez-vous qu’une vérité qui aurait fait l'économie de cette traversée, de cette conservation, serait une vérité vulnérable ? Sans défenses, au sens où on le dit d'un corps qui a perdu ses immunités et que la moindre attaque suffit à infecter. Ce serait une vérité fragile, chétive, littéralement débile et, surtout, désarmée face à la contre-attaque, toujours possible, de l'erreur.
A toute erreur se dispose une potentialité d’apprendre. L'imperfection et le ratage (parfois nommés erreurs) constituent des étapes essentielles dans le processus créatif. Le génie, c'est l'erreur dans le système.
Nous pouvons aussi voir l’erreur comme une stimulation, un appel à s’interroger, à mieux comprendre ce qui se passe, à dépasser l’écueil. L’erreur est aussi la possibilité de restructurer sa pensée, et donc de lui donner de l’épaisseur et de la grandeur.
Et pour mieux rendre l’incertain abordable, acceptons la complexité !
Face à une question complexe difficile à envisager dans sa globalité, nos cerveaux sont rompus à l’art de la taxinomie. Classifier, limiter, diviser, catégoriser sont des techniques de simplification qui peuvent s’avérer catastrophiques si les conclusions, de provisoires, deviennent définitives.
La logique de réduction conduit à isoler artificiellement certains facteurs et à dégager des relations de cause à effet sans tenir compte de l’environnement. Tout facteur étudié est à replacer dans son contexte, à associer aux effets des autres facteurs et à pondérer d’une probabilité de doute.
Un aphorisme redoutable s’impose à nous «Tout ce qui isole un objet détruit sa réalité même», «les liens font la vie». Ainsi, la pensée complexe est celle qui relie les choses séparées. L’écologie (notre sujet favori) contextualise toujours, saisit les interactions et les rétroactions. Elle est, par conséquent, une pensée complexe.
Par ailleurs, les biologistes et les géographes comprennent bien les phénomènes concernant l’auto-organisation d’un écosystème qui utilise bien la combinaison des relations. C’est exactement ce que nous devons généraliser comme type d’approche.
Ainsi, l’introduction de l’incertitude nous oblige à mieux accepter la complexité. La nécessité de maintenir ensemble les contraires et il vaut mieux les laisser exprimer leurs paradoxes que les méconnaître. Voici un des paradoxes les moins obscurs et néanmoins éclairant : «Plus nous devenons maîtres de la biosphère, plus nous en devenons dépendants; plus nous la dégradons, plus nous dégradons nos vies».
Contre flous et marées, développons ce courage de l’avenir à apprivoiser. Développons une optique optimiste, qui permet de préserver l’espoir vivace d’un devenir positif, surpassant toutes les difficultés et les férocités; assurant, dès lors, un avenir apprivoisé, apaisant, aux plus jeunes générations présentes et futures, empathiquement accueillies !
Et maintenant fermez les yeux, écoutez Michael Buble chanter «Sway with me» et vous allez voir l’incertain, l’erreur et la complexité danser merveilleusement, sans peur et sans reproche.
«Nul n'est poète en son pays et pourtant / J'ai vu ceux qui suent et ceux qui saignent / Devenir ceux qui sèment les mots qui soignent» (Souleymane Diamanka).
Par Hamid Tawfiki,
CEO CDG Capital