Le Conseil de la concurrence vient de passer au peigne fin le secteur de l’enseignement scolaire privé au Maroc.
Son président, Ahmed Rahhou, nous explique en exclusivité les enjeux et principaux enseignements tirés de cette étude, et détaille les priorités actuelles du Conseil.
Propos recueillis par F. Ouriaghli & D. William
Finances News Hebdo : Le Conseil de la concurrence a rendu récemment un avis relatif à l'état de la concurrence dans le secteur de l’enseignement scolaire privé au Maroc. Qu’est-ce qui a motivé votre démarche ?
Ahmed Rahhou : Nous avons été saisis par le président de la Chambre des représentants sur le sujet du niveau de la concurrence dans le secteur de l’enseignement privé, du primaire à la terminale. Nous avons examiné le mode de fonctionnement du secteur, ses relations avec l’Etat et les relations entre les parties prenantes, à savoir les établissements, les parents et les élèves. Nous nous sommes inscrits d’emblée dans l’orientation stratégique du pays, qui est de consacrer l’enseignement privé comme étant une composante du système éducatif marocain. D’ailleurs, il a été même fixé l’objectif d’atteindre 20% d’élèves dans l’enseignement privé. Sur la base de cet objectif, nous avons analysé où en est le Maroc et quelles sont les conditions qui permettraient d’aller de l’avant.
F.N.H. : Que vous a donc appris cette radioscopie du secteur de l’enseignement scolaire privé ?
A. R. : D’abord, il y a l’importance du secteur, à travers notamment quelques chiffres. L’enseignement scolaire privé regroupe plus de 6.000 établissements contre 12.000 au total pour l’enseignement public. Il compte 1 million d’élèves, soit 15% du nombre d’enfants scolarisés au Maroc, avec cependant des disparités régionales, puisque dans certaines villes ce taux atteint 30%. Ce secteur génère un peu plus de 100.000 emplois, dont une bonne partie d’enseignants, brasse un chiffre d’affaires de 20 Mds de DH et paye à l’Etat pour 1 Md de DH d’impôts. Il fait aussi économiser à l’Etat 8 Mds de DH, équivalent au coût qu’aurait représenté le million d’élèves s’ils étaient inscrits dans l’enseignement public. Nous avons aussi constaté qu’il y a une offre très différenciée, avec des prix qui vont de 4.000 à 40.000 DH par an dans certains établissements primaires. Et dans des établissements qui ont des cursus scolaires liés à des programmes étrangers, les prix peuvent atteindre plus de 100.000 DH par an.
C’est un secteur ouvert et concurrentiel, où il y a beaucoup d’investisseurs et pas de concentration très forte, même si certains acteurs sont relativement importants. Cette structure du marché fait que les parents d’élèves ont le choix. Ce constat fait, se pose une problématique importante inhérente au rapport qualité/prix, puisque, rappelons-le, la mission du Conseil de la concurrence est non seulement de veiller à ce que les secteurs soient concurrentiels, mais également de protéger les consommateurs. Aujourd’hui, les parents d’élèves n’ont pas les moyens de savoir la vraie qualité de ce qu’ils payent. D’où l’importance de mettre en place un système de mesure de la qualité. Cela permettra aux parents d’apprécier la qualité de l’enseignement dispensé aux enfants, mais aussi la qualité du périscolaire, d’autant que certaines activités (sportives, artistiques…) sont prises en compte dans le choix d’un établissement. Nous avons aussi relevé que les relations parents d’élèves – établissements n’étaient pas toujours au beau fixe, parce qu’il n’y a pas de cadre défini. Souvent, c’est le règlement intérieur de l’établissement qui fait foi, alors que nous estimons que les relations entre les deux parties doivent être contractuelles, régies par un cadre spécifique. Les parents doivent savoir leurs droits et devoirs, et ceux de leurs enfants. Mieux, ce cadre contractuel doit aller au-delà du volet pédagogique pour englober d’autres aspects importants pour les familles, comme notamment le transport des enfants, la restauration, l’assurance…
Ces sujets empoisonnent souvent la relation entre les représentants des élèves et les établissements scolaires. Nous avons également noté que le contenu pédagogique est celui fixé par l’Etat, ce qui est une bonne chose. Et pour les établissements liés à des systèmes étrangers, il y a un minimum lié au programme scolaire marocain. Par ailleurs, nous avons relevé une problématique de taille liée à l’acte d’investir, qui s’assimile à un véritable parcours du combattant. Aujourd’hui, l’investisseur doit se procurer différentes autorisations à travers plusieurs instances (agences urbaines, communes, AREF, Education nationale…) pour d’abord concrétiser son projet, et ensuite assurer le fonctionnement de son établissement. Il y a donc matière à simplification. L’inégalité régionale devant l’enseignement public-privé est également un élément important qui a été relevé. Autant les grandes villes ont le choix, autant l’offre en enseignement privé s’amenuise quand on s’éloigne de l’axe Kénitra – El Jadida.
La politique en matière d’encouragement de l’enseignement privé n’a donc pas pris partout. L’autre élément essentiel concerne les familles : nous pensons qu’il faut trouver des mécanismes pour les accompagner afin que l’enseignement privé ne soit pas uniquement réservé aux classes aisées et aux classes moyennes plus, ou alors qu’il se fasse au détriment de la qualité si l’on ne peut pas s’offrir les services d’un bon enseignant. D’ailleurs, à ce propos, certains enseignants du public exercent aussi dans le privé. Il y a néanmoins une part minimale d’enseignants que les établissements privés doivent employer à temps plein. Mais le statut de ces enseignants à temps plein n’est pas le même que celui de leurs homologues dans le public. Et, actuellement, l’attractivité du public est telle que les enseignants du privé ont tendance à y aller. Nous considérons donc que l’Etat doit avoir une vision globale et ne pas se préoccuper uniquement des enseignants du public. Il ne s’agit pas de leur octroyer le même statut que ceux dans la fonction publique, mais d’initier une réflexion pour leur donner un certain nombre d’avantages. Là, c’est un domaine de concurrence, puisque ces deux corps (public et privé) sont en compétition sur le même besoin en termes d’enseignants. A ce titre, le benchmark que nous avons fait, montre que dans certains pays, pour les familles comme pour les enseignants, il y a différentes solutions, comme par exemple le chèque éducation pour les parents d’élèves ou encore la rémunération des enseignants du privé par l’Etat afin de diminuer les coûts de scolarité.
F.N.H. : A votre avis, quels leviers l’Etat peut-il utiliser afin de mieux réguler ce secteur ?
A. R. : Nous partons du principe que les établissements scolaires privés assurent une mission de service public malgré tout. L’Etat s’occupe certes du contenu pédagogique, mais nous estimons aujourd’hui qu’il y a des insuffisances au niveau du cadre réglementaire. D’où la recommandation forte de revoir le cadre contractuel entre l’Etat et ce secteur en particulier. Quels sont les attentes de l’Etat par rapport à ce secteur ? Qu’est-ce que l’Etat apporte à ce secteur pour l’aider à assurer un enseignement de qualité et pour qu’il n’y ait pas de discrimination liée aux revenus des familles ? Il faut aussi revoir le cadre réglementaire qui fixe l’acte d’investir, avec pour objectif d’avoir un guichet unique afin de réduire sensiblement le nombre d’interlocuteurs. Il s’agit également de régler les problèmes annexes, comme le transport des élèves qui n’est pas régulé. Actuellement, l’on se base sur un texte qui régule le transport du personnel et non celui des élèves, ce qui est source d’ambiguïté. Il faut clarifier aussi le problème de la restauration pour que les parents d’élèves sachent à quoi ils ont droit.
D’ailleurs, la pandémie liée à la Covid-19 a montré l’urgence d’une meilleure régulation du secteur afin d’apaiser les tensions entre parents d’élèves et établissements. En effet, l’enseignement à distance a soulevé un certain nombre de problématiques : les parents doivent-ils payer quand l’enfant ne va pas à l’école ? Est-ce que l’enseignement à distance est qualitativement le même que les cours en présentiel ? Cela, sachant que, parallèlement, les établissements doivent payer les enseignants et faire face à des charges. Il y a donc un équilibre économique à trouver. Tout cela doit être clarifié, et ces demandes émanent non seulement des familles, mais aussi des établissements scolaires. Pour résumer, il faut un cadre contractuel pour traiter ces problématiques et revoir le cadre réglementaire en matière d’investissement et de suivi, tout en insistant sur l’évaluation. Nous suggérons fortement, à ce niveau, qu’il y ait une évaluation périodique non pas des établissements, mais des élèves pour déterminer leur niveau. Il nous semble important que l’Etat organise ces évaluations pour permettre aux familles de savoir effectivement le niveau de connaissance de leurs enfants et, conséquemment, en déduire la qualité de la formation prodiguée par les établissements qu’ils ont choisis.
F.N.H. : Qu’en est-il de la liberté des parents quand il s’agit de transférer leurs enfants dans d’autres établissements ?
A. R. : Pour un parent qui décide en cours d’année de changer son enfant d’établissement, soit parce qu’il a déménagé ou parce que l’école ne lui convient pas, le transfert du dossier de l’élève doit être possible. Le dossier de l’enfant doit appartenir au parent d’élève et non à l’établissement. L’élève ne doit pas être prisonnier de son école. Le constat est qu’en termes de concurrence, il y a des restrictions. Or, le dossier scolaire doit être aisément transférable d’un établissement à un autre.
F.N.H. : Selon vos observations, estce que le nombre d’élèves dans le privé va suivre une tendance haussière ?
A. R. : Il faut d’abord savoir que le fait d’avoir 15% d’élèves dans le privé n’est pas une spécificité marocaine. C’est une donnée que l’on retrouve dans beaucoup de pays. Cela dit, nous n’avons pas fait de projections, mais il y a eu une très forte accélération du nombre d’élèves dans le privé ces dix dernières années. La courbe est en hausse permanente et nous n’avons pas identifié, en ce moment, quelque chose qui peut ralentir ce processus. Sauf peut-être la difficulté d’investir, qui peut être un obstacle à l’ouverture de nouvelles écoles, ou encore le pouvoir d’achat des ménages. Ce que l’on constate cependant est la migration d’enseignants du privé vers le public : ces dernières années, le nombre d’élèves dans le privé a augmenté, pendant que celui des enseignants a baissé.
F.N.H. : Quels sont les chantiers prioritaires du Conseil de la concurrence en ce moment ?
A. R. : Je situe nos chantiers sur l’ensemble des prérogatives du Conseil. Nous avons la mission d’autoriser les opérations de concentration économique que nous recevons quasi quotidiennement. A ce niveau, la priorité a été d’accélérer les process afin de pouvoir répondre aux entreprises de la façon la plus rapide possible. Nous avons également la mission de traiter les litiges, pour lesquels nous vérifions la recevabilité et le cadre juridique, avant de procéder aux enquêtes. Nous avons aussi pour mission de répondre à des avis sollicités par différents organes (gouvernement, deux chambres du Parlement, associations professionnelles). C’est dans ce cadre qu’il y a eu l’avis sur l’enseignement privé. A cela, s’ajoutent les autosaisines que nous allons multiplier. Nous allons de plus en plus donner des avis sur des sujets d’intérêt général, compte tenu de l’évolution du cadre dans lequel opère l’économie marocaine. En ce qu’elle est une économie ouverte, nous veillons donc à la transparence en matière de concurrence, de prix et de protection des consommateurs. Nous estimons qu’il y a des pratiques de marché que nous devons surveiller. Et quand il y a également un texte et un cadre juridique qui, peut-être, doivent évoluer, nous allons, à travers les avis, donner quelques recommandations à l’autorité publique pour éventuellement agir en conséquence.
Parallèlement à tout cela, nous allons nous pencher sur tout ce qui touche à la pédagogie et à une meilleure connaissance des textes. Nous sommes en ce moment sur différents chantiers. Actuellement, nous travaillons avec les secteurs régulés à travers la signature de conventions avec leur régulateur. C’est ce que nous avons d’ailleurs fait avec l’Autorité marocaine du marché des capitaux (AMMC), l’Autorité de contrôle des assurances et de la prévoyance sociale (ACAPS) et Bank Al-Maghrib. L’objectif est de travailler ensemble pour que les acteurs de ces secteurs prennent de plus en plus conscience de leurs droits et devoirs en matière de droit à la concurrence et de protection des consommateurs. Il y a aussi un aspect orienté vers les cabinets de conseil juridique, qui accompagnent souvent les entreprises. Nous espérons aussi travailler avec la magistrature pour que la loi sur la concurrence soit lue et interprétée de façon similaire pour les affaires qui atterrissent au tribunal. Dans cette opération de diffusion de l’information, nous comptons travailler avec les relais d’opinion. A ce titre, il est prévu d’organiser pour la presse, courant janvier, une cession d’information sur le droit à la concurrence. Nous allons également nous rapprocher du corps académique pour participer à l’animation de cycles sur le droit à la concurrence. En définitive, pour une économie aussi ouverte que celle du Maroc, notre rôle est de veiller à ce qu’il y ait une égalité des chances des acteurs et une bonne protection des consommateurs. Ce qui se fera, entre autres, par la pédagogie. C’est pourquoi nous sommes en train de préparer un guide de la conformité en matière de concurrence et de droit des consommateurs à l’intention des entreprises et des fédérations sectorielles, que nous allons essayer de rencontrer tout au long de l’année 2022 pour leur en expliquer la teneur.
F.N.H. : Enfin, en matière d’autosaisine, quels secteurs avez-vous identifiés en ce moment ?
A. R. : La règle est que l’on ne s’exprime sur les dossiers du Conseil que lorsqu’ils sont bouclés (rires).