Le 10 octobre 2004, la promulgation de la loi n° 70.03 constituant Code de la famille au Maroc a été perçue comme une véritable révolution législative et sociale. Or, en 2022, soit 18 ans après, ce texte est considéré comme étant insuffisant, voire dépassé. Dans son discours prononcé le 30 juillet dernier à l’occasion du 23ème anniversaire de la fête du Trône, le Roi Mohammed VI a appelé à une réforme de la Moudawana, de façon à garantir les droits de tous, hommes et femmes.
Entretien avec Me Nesrine Roudane, avocate au Barreau de Casablanca, présidente de la Commission juridique et fiscale de la CFCIM, médiatrice commerciale et arbitre associée en charge du bureau de Casablanca Al Tamimi & Company.
Finances News Hebdo : Depuis plusieurs mois, le Code marocain de la famille suscite de nombreux débats. Malgré son caractère novateur, ledit code n’a pas su s’adapter aux différents changements qu’a connus la société et n’a pas, non plus, donné les objectifs escomptés. Quels étaient donc les obstacles à la mise en application de ce texte de loi ?
Me Nesrine Roudane : Dans son dernier discours du Trône, le souverain a affirmé l’existence de certains obstacles qui empêchent de parfaire la réforme de la Moudawana et d’atteindre les objectifs escomptés. En effet, si la Moudawana n’a pas été scrupuleusement appliquée, c’est à cause de plusieurs obstacles socio-juridiques et culturels qui viennent contrecarrer sa mise en application au sein de la société marocaine. Réformer un texte juridique est une chose, l’appliquer à la société en est une autre. A vrai dire, les innovations du Code de la famille font l’objet d’une résistance sociale et culturelle débouchant sur des fausses interprétations. En effet, dans une société patriarcale, certaines études rapportent le déséquilibre dans la relation entre les hommes et les femmes qui peut se manifester dans la gestion de la relation familiale et professionnelle et dans la normalisation de ce déséquilibre. Le Code de la famille cherche à instaurer le principe d’égalité homme-femme et à ren-forcer les droits de la femme, de la famille et de l’enfant. Mais force est de constater que les dispositions dudit code ont eu quelques problèmes d’application et d’interprétation en raison d’un manque d’ancrages social et institutionnel dans un environnement où se manifestent plusieurs signes de résistance à la culture égalitaire.
Une mise en application de la Moudawana en profondeur nécessitait une médiatisation et une diffusion de la réforme à grande échelle pour une meilleure sensibilisation de ses avantages. Les citoyennes marocaines n’ont été que très peu sensibilisées à leurs nouveaux droits. Impossible donc pour les femmes de défendre leurs droits quand elles ne les connaissent pas. Une démarche pédagogique aurait pu éventuellement permettre une meilleure adhésion à l’esprit du texte. L’incompréhension massive de la Moudawana est donc un frein à sa consécration. Sur un autre registre, il est ressorti de notre expérience que quelques interprétations s’éloignent des finalités du Code de la famille. La résistance à appliquer certaines dispositions du Code de la famille est indéniable d’autant que le pouvoir d'appréciation est important. Certaines dispositions de la Moudawana continuent d’être contournées laissant place à des pratiques inédites. C’est le cas du mariage des mineurs et de la polygamie, deux pratiques censées être combattues et limitées au maximum, du fait des problèmes sociaux qu’elles génèrent, sans oublier les polémiques qu’elles suscitent. De plus, le déficit, sinon le manque de moyens humains et matériels alloués aux «tribunaux de famille», créés pour assumer l’application des nouvelles lois, rend plus difficile l’application du nouveau code de la famille.
F.N.H. : Le discours royal de la fête du Trône a souligné l’urgence de la refonte de la Moudawana. D’après le Roi Mohammed VI, «le Code de la famille a représenté un véritable bond en avant. Désormais, il ne suffit plus en tant que tel». Selon vous, pourquoi une réforme de la Moudawana serait-elle nécessaire et quelles modifications doivent être apportées ?
Me N.R. : La mouture actuelle de la Moudawana est dépassée et ne répond pas à l’évolution de l’environnement socio-économique national. De plus, elle est en déphasage avec les conventions internationales signées par le Maroc. Le texte n’est pas conforme à l’esprit de la Constitution de 2011 qui, dans son article 19, stipule que l’homme et la femme jouissent à égalité des droits et libertés à caractère civil, politique, social culturel et environnemental. A cet effet, plusieurs dispositions doivent être revues en profondeur, on peut citer :
• L’interdiction définitive du mariage des mineures. L’article 20 du code fixe l’âge du mariage légal à 18 ans, mais il dispose en même temps que le juge de la famille peut faire des exceptions et peut autoriser le mariage en deçà de cet âge à condition de motiver et justifier sa décision. • La révision de l’article 16 relatif à l'identification du mariage, qui constitue une brèche pour esquiver la loi dans les cas de polygamie ou même de mariage précoce.
• Une égalité de droit entre le père et la mère pour qu’ils deviennent tous les deux tuteurs de leurs enfants doit être consacrée.
• En matière de garde, le texte établit un équilibre entre les parents. Avec la loi actuelle, la mère est déchue de son droit de garde d’un enfant de plus de sept ans, dès qu’elle se remarie.
• La mise en place des indicateurs pour fixer les pensions alimentaires et indemnités de l’épouse après le divorce. Et l’adoption de mécanismes pour mettre fin aux difficultés d’exécution des montants fixés au titre de pension alimentaire.
• La nécessité d'adopter les tests ADN pour prouver la filiation des enfants nés hors mariage. Il faut une Moudawana qui protège l’enfant né hors du cadre du mariage, en lui garantissant le droit à un nom, ainsi qu’une égalité intégrale dans les chances et les droits civiques avec les autres enfants.
• Remédier aux problèmes de gestion des biens acquis pendant le mariage. En effet, un divorce peut affecter lourdement la gestion des entreprises familiales.
• L’adoption de la médiation familiale comme alternative à la conciliation judiciaire.
De par notre expérience, nous constatons que la procédure de conciliation ne remplit pas le rôle qui lui est assigné, à cause de plusieurs considérations dont la plus importante est que les juges n'ont pas assez de temps pour suivre chaque cas séparément, en raison du grand nombre de dossiers qui leur sont présentés.
L’amendement du code de la famille s'impose pour équilibrer entre les droits dévolus au père et ceux octroyés à la mère, suite au divorce, mais, surtout, pour garantir l’intérêt de l’enfant, grand oublié d’une guerre dont il est le centre.
F.N.H. : Toute bonne réforme exige le recours à une approche participative. D’ailleurs, dans son discours, le Souverain a souligné «la nécessité que tous, unanimement, s’attachent à l’application pleine et judicieuse des dispositions légales du Code». Quels seront, à votre avis, les acteurs qui devraient être impliqués dans ce processus de réforme ?
Me N.R. : Toute discussion relative à la modification du Code de la famille nécessite l'implication d'un ensemble de parties prenantes et d'acteurs, notamment des juristes (magistrats, avocats, notaires, adouls), des sociologues, des oulémas, des associations et organisations de la société civile, des représentants de la communauté des MRE et la diaspora marocaine. Afin d’aboutir à une réforme en parfaite concordance avec les desseins ultimes de la loi islamique (Charia) et les spécificités de la société marocaine, accompagnée d’une empreinte de modération et d’ouverture d’esprit dans la rédaction et l’interprétation des textes.
F.N.H. : Le Code de la famille consacre peu de droit et de liberté, notamment pour ce qui est de la condition de la femme. Certaines dispositions sont même jugées discriminatoires envers la gent féminine. Si une nouvelle réforme de la Moudawana venait à voir le jour, quelles seraient, selon vous, les modifications prioritaires relatives à la parité ?
Me N.R. : De grandes disparités restent présentes dans le cadre légal présenté par la Moudawana : Concernant la tutelle, l’article 231 de la Moudawana octroie au père le droit de tutelle en priorité et de manière automatique. Une égalité de droit entre le père et la mère pour qu’ils deviennent tous les deux tuteurs de leurs enfants doit être consacrée. Surtout que pour toute formalité administrative (inscription à l’école, voyage à l’étran-ger, carte nationale, etc.) c’est le père qui demeure le tuteur. De même, la question de la garde des enfants reflète une discrimination à l’égard de la femme. Selon l’article 175, la femme perd la garde de ses enfants si elle se rema-rie. Il convient donc de réviser ce cas de déchéance du droit de garde en prenant en compte l’intérêt de l’enfant. Pour ce qui est de la polygamie et de l’héri-tage, la question est un peu complexe. En effet, restreindre le droit à la polygamie fut l’un des acquis de la réforme de 2004, mais le supprimer complètement, comme le revendiquent quelques associations, serait difficilement imaginable du moment qu’il semble être soumis à condition par la Charia. Si l’article 40 a limité le recours à la polygamie, la pratique a montré que dans certains cas, on est peu regardants du respect scrupuleux des dispositions légales. Il faut alors bien délimiter les cas d’autorisation de la polygamie tout en déterminant les contours du pouvoir d’appréciation.
De même, la question d’égalité d’héritage suscite tout un débat. SM le Roi a été clair dans son discours lorsqu’il a évoqué la réforme de la Moudawana de façon générale. «En qualité d’Amir Al-Mouminine, et comme je l’ai affirmé en 2003 dans le Discours de présentation du Code devant le parlement, Je ne peux autoriser ce que Dieu a prohibé, ni interdire ce que le Très-Haut a autorisé, en particulier sur les points encadrés par des textes coraniques formels», a affirmé le Souverain. Ceci dit, la réforme est supposée être élaborée dans un esprit de conciliation entre la tradition musulmane et les exigences de la modernité. En d’autres termes, la loi est ouverte à tout le reste, tout ce qui ne fait pas l’objet de textes sacrés précis, explicites. Ce qui ouvre la possibilité de réviser le Taâsib (héritage par agnation) qui permet aux oncles et/ou aux cousins de partager l’héritage d’une ou plusieurs filles à la mort de leur père, une tradition qui est souvent considérée comme injuste.
F.N.H. : Si le Code de la famille est vu aujourd’hui comme étant en inadéquation avec l’évolution des mœurs, celui-ci a tout de même marqué le point de départ vers un Maroc moderne. D'après vous, quels ont été les points positifs apportés par la Moudawana durant ces dix-huit ans ?
Me N.R. : Les points positifs apportés par la Moudawana peuvent être résumés ainsi : • L’égalité entre les époux dans la mesure où la famille est placée sous la responsabilité conjointe des deux époux, la notion de «l’obéissance de l’épouse à son mari» est abandonnée. • La disparition de la wilaya. La tutelle est devenue une faculté laissée à la femme qui désigne son père ou un proche en qualité de mandataire pour conclure le mariage. • Concernant les mariages des mineurs, ils ont tendance à baisser d’année en année au Maroc, et ce, grâce aux mesures prises pour lutter contre ce type de mariage. Dans le détail, selon les statistiques officielles, l’année 2014 a enregistré un total de 33.489 actes de mariage de mineurs, contre 30.230 actes en 2015 et 27.205 en 2016. Ces chiffres ont continué leur tendance baissière au cours des années suivantes, atteignant 20.738 actes en 2019, contre 12.600 l’année suivante, soit 6,48% du nombre total des actes de mariage conclus en 2020. • L’introduction du divorce judiciaire permettant ainsi d’en faire un droit de l’époux comme l’épouse. La nouvelle procédure prévoit d’ailleurs que lorsque le divorce est autorisé par le juge, il ne peut être enregistré qu’après le règlement par l’époux des droits dus à la femme et aux enfants. • La réglementation du divorce par consentement mutuel, qui se déroule aussi sous contrôle judiciaire sous réserve de l’intérêt de l'enfant. • Concernant la polygamie, dont la Moudawana a drastiquement conditionné l’accès. Officiellement, selon les statistiques du ministère de la Justice, elle serait en baisse constante. A titre d’exemple, en 2008, le nombre de ceux qui ont opté pour une seconde épouse n’avait pas dépassé 0,27% de l’ensemble des mariages scellés cette année, et ils ont représenté 0,31% des 314.400 actes de mariage conclus en 2009. • Le maintien de la partie ayant la garde des enfants dans le domicile conjugal. • La possibilité pour les époux de déroger du régime légal de la séparation des biens et de conclure un contrat régissant leurs investissements et les biens acquis durant la période du mariage, ce qui permet de s’écarter du régime légal de la séparation des biens. Ainsi, nous pouvons estimer que l’apport de cette précision dans un cadre légal a permis de favoriser le déve-loppement et la protection des intérêts patrimoniaux de la femme. Maintenant, il convient de compléter cet édifice en évitant les déboires des interprétations erronées ou des rédactions lacunaires et en consacrant les best practices. Une mise en application de la Moudawana en profondeur nécessitait une médiatisation et une diffusion de la réforme à grande échelle pour une meilleure sensibilisation de ses avantages.
Propos recueillis par M. Ait Ouaanna & M. Boukhari