Aujourd’hui, on exhume de l’oubli Jean Genet, cet errant qui a choisi le Maroc pour demeure éternelle. Evocation.
Par R. K. H.
Photo © Estate Brassai, 1948.
Dans le cimetière chrétien de Larache, une minuscule tombe chaulée, dépouillée et austère, sans croix ni symbole, évitant de justesse le précipice et regardant la mer. Un mythe y repose : l’écrivain Jean Genet. De son plein gré ? Difficile de répondre à cette question tant les versions diffèrent. Pour les uns, il aurait préféré Mellilia dont il vantait les charmes éternels. Selon les autres, il aurait expressément élu Larache.
Certains «rapportent» cette phrase : «Je veux être enterré n’importe où, sauf à Larache.» On ne saura jamais le fin mot de cette histoire. Toujours est-il que c’est à Larache qu’est parvenu, un matin d’avril 1986, le cercueil de Jean Genet, sur lequel était inscrit «travailleur immigré» (sic). Irrévérencieuse oraison funèbre pour un écrivain qui porta haut la littérature rebelle. Mais le marginal qu’il fut, pendant longtemps, doit se plaire parmi ce cimetière situé entre un vieux bordel et une ancienne prison, encore hantée par les spectres des loubards, des truands et des trafiquants, ses semblables, ses frères.
S’il y a un terme qui résumerait la vie de Jean Genet, c’est celui de l’exclusion. Non reconnu par son père, il est, de plus, abandonné par sa mère à l’assistance publique ? D’emblée, il est donc doublement exclu en tant que fils. Plus tard, il sera à nouveau chassé de sa famille d’adoption, puis l’enchaînement de la petite délinquance achèvera d’en faire un marginal.
En prison, ce lieu qui cherche à isoler les hors-la-loi, Genet est encore un exclu. Et, c’est dans cet espace de l’enfermement que vont «se déclarer» ses penchants homophiles, qu’il n’assume guère: «L’homosexualité n’est pas une donnée dont je saurais m’accommoder. Cette nature même, acquise ou donnée, est éprouvée comme thème de culpabilité. Elle m’isole, me coupe à la fois du reste du monde et de chaque pédéraste. Nous nous haïssons, en-nous-mêmes et en chacun de nous», écrit-il dans Fragments (1954).
Une vie marquée par l’exclusion
Mis au bain de la société «normale», Genet met un point d’honneur à fuir comme la peste le grégaire et à être en marche toujours, partout, pour n’importe où. Il dévale la fièvre et l’infini comme s’ils s’agissaient de féroces, de joyeux, de fascinants ravins. A l’instar de Rimbaud, auquel il ressemble par tant de fêlures, cet homme «aux semelles de vent» est constamment en partance vers quelque lieu du monde, soit pour soutenir une cause (immigrés arabes en France, Black Panters aux Etats-Unis, Palestiniens au Liban), soit pour panser une blessure sentimentale, ou, à l’inverse, vivre intensément une expérience amoureuse.
L’errance orpheline de ce blessé de la vie l’avait fait «échouer» plusieurs fois sur nos rivages. Non pas par choix réfléchi mais, dirait-on, presque par contingence. Ne pouvant souffrir l’installation, il n’y fait que passer, le temps d’oublier, ainsi que le montre élégamment un texte écrit par Abdeljalil Lahjomri dans «L’Appel du Maroc» et justement intitulé «L’appel de l’oubli».
En s’enrôlant, en 1931, dans le 7ème régiment des tirailleurs marocains en garnison à Meknès, Jean Genet a choisi le Maroc pour se faire oublier après quelques écarts de conduite qui lui auraient, une nouvelle fois, valu la détention, commente l’auteur. A Tanger, où il séjourna, en 1969, il cherchait à tromper le désespoir qui l’envahissait à la suite du suicide de son amant Abdellah. Lorsqu’il y revint, en 1974, il se réfugia dans les bras de Mohamed Al Qatrini, aventure sentimentale conclue désastreusement, mais ponctuée de moments de bonheur «amnésiants».
Il répondait à l’appel de l’oubli
Genet aimait-il le Maroc ? Certainement par procuration, c’est-à-dire à travers ses amourettes sans lendemain, ses coups de foudre ou ses idylles durables. Moins pour le pays lui-même, avec qui il entretenait des rapports distants, comme l’aurait fait tout être de passage. «Pourquoi pas le Maroc ? J’aime tous les paysages, même les plus déshérités, même l’Angleterre», disait-il. Alors que les écrivains qui s’installaient à Tanger, s’affichaient, s’incrustaient et s’employaient à ne jamais passer inaperçus, Genet, lui, s’enfermait dans sa solitude, fuyait les lieux où il fait bon de se faire valoir et repoussait brutalement toute tentative d’approche. Tant et si bien que la ville ne conserva que de chiches de traces de ses multiples séjours. L’un des rares témoins rencontrés par Bernard-Henri Lévy le décrit ainsi : «Hôte cérémonieux; inoccupé; mangeant à peine; dévoré d’effroyables maux de dents; buvant beaucoup; une docilité étrange dans le visage; sortant parfois; au beau milieu de la nuit, sa tête ronde et rase brillant, en s’éloignant, dans les dernières lueurs de la rue et les volutes de son éternelle cigarette».
«Pas d’amis, surtout pas d’amis», écrit ce solitaire. Surtout pas d’amitiés susceptibles de vous attacher à un lieu, quand on a été, sa vie durant, un vagabond, un clochard céleste épris de liberté. D’où la question : pourquoi cet errant a-t-il choisi le Maroc pour y être enterré ? Mystère aussi épais que la personnalité profonde de cet homme secret dont seules retentissent outre-tombe les colères politiques devenues, au tournant de sa vie, des pulsions narratives illustrées éloquemment par les cinq pages d’«Un captif amoureux».
Une tombe isolée, austère et tournée vers la mer à Larache : c’est l’unique adresse connue de Genet.