Au Maroc, les paris en ligne séduisent une jeunesse avide d'adrénaline et d'argent facile. Mais derrière l'euphorie, se cachent des histoires de dépendance, de désastre financier et de dégradation des relations familiales. Immersion dans un monde où se jouent des émotions multiples : rêves fous, adrénaline addictive, fortunes éphémères et désillusions amères.
Par Y. S & K. A
Casablanca, quartier Bourgogne. Dans un café enfumé, Karim, 27 ans, est happé par l'écran de son ordinateur. Ses doigts tapotent frénétiquement, plaçant des paris sur un match de Ligue des champions de l'UEFA en direct. L'adrénaline monte à mesure que le score évolue, et Karim espère décrocher le gros lot. Autour de lui, d'autres jeunes hommes, plongés dans leurs écrans, partagent la fièvre du jeu.
Karim fait partie d'une génération de Marocains pour qui les paris sportifs ne se font plus dans les stades ou les bars, mais sur des plateformes en ligne. Une tendance qui a explosé ces dernières années, et qui attise les passions, mais surtout les addictions.
Imaginez la frénésie d'un casino clandestin transposé dans le monde virtuel. Des paris sur des matchs de football, de tennis, de basket... mais aussi sur des courses hippiques, des jeux de casino virtuels ou des compétitions e-sportives. Désormais, chaque match, chaque compétition, même les plus improbables (un match water-polo au Japon, un tournoi de badminton aux Etats-Unis ou encore un mondial de pétanque en France…) devient l'occasion de tenter sa chance pour se faire de l'«argent facile».
Mais derrière l'écran, la réalité est souvent bien plus sombre. Addiction au jeu, endettement, isolement social, dépression... les dangers des paris en ligne sont nombreux et bien réels.
«C'est l'adrénaline du pari, la possibilité de gagner gros en un instant», explique Karim, le regard ne quittant pas l'écran. «C'est comme une drogue, tu ne peux plus t'arrêter. Moi, cela fait plus de 6 ans que je parie», dit-il.
Autour de lui, les voix se mêlent, chacune portant le poids d'une histoire similaire. Il y a Adnane, étudiant tangérois en droit installé à Casablanca, dont les économies ont fondu comme neige au soleil en quelques mois de paris effrénés. Ou encore Ayman, jeune ouvrier, dont les dettes s'accumulent à mesure qu'il s'enfonce dans le monde des paris.
«C'est un jeu qui m'a fait vivre des montagnes russes émotionnelles, avec des gains excitants et des pertes frustrantes. Parfois, je gagne gros et je me sens au sommet du monde, surtout quand je retire au bon moment avant que l'avion ne s’envole trop. Mais il y a des jours où je perds plus que je ne peux me permettre, et je me sens piégé dans l'espoir de récupérer mes pertes. Parfois, il est difficile de se rappeler que c'est juste de la chance», raconte Ayman.
L’avion dont Ayman parle, est celui d’un jeu (Crash) développé par une plateforme de paris en ligne, où les joueurs misent sur une courbe croissante qui s'écrase à un moment aléatoire. Le but est de retirer sa mise avant le crash pour gagner un prix proportionnel à la distance parcourue par la courbe. Avec des enjeux de centaines de millions de dirhams chaque dizaine de secondes et accessible 24h/24, ce jeu connait un succès fulgurant auprès des jeunes ces derniers mois.
Des destins brisés par l'addiction
Nous sommes maintenant à Derb Soltane, quartier populaire qui grouille de vie, où nous rencontrons Hicham. Un quadragénaire dont la vie a été bouleversée par les paris sportifs en ligne. Le visage buriné par les nuits blanches et les soucis financiers, il tape nerveusement sur l’écran de son smartphone, en scrutant chaque mise à jour des scores avec une angoisse palpable.
Il y a quelques années, Hicham était pourtant un homme heureux. Marié, père de deux enfants, il travaillait comme magasinier dans un supermarché et menait une vie simple et paisible. Mais tout a basculé le jour où il a découvert les paris sportifs en ligne. «Au début, c'était juste pour le fun», confie-t-il d'une voix assombrie. «Je pariais de petites sommes entre 5 et maximum 20 DH, juste pour pimenter les matchs que je regardais à la télé avec des amis», ajoute-t-il.
Mais très vite, Hicham est tombé dans la spirale de l'addiction. Ses mises ont augmenté en taille et en fréquence en découvrant d’autres jeux d’argent. Les pertes se sont accumulées, ce qui l’a poussé à emprunter de l'argent à ses proches et à ses collègues pour continuer à parier. «J'ai été complètement absorbé», avoue-t-il. «Les paris hantaient mes pensées, jour et nuit. J'en suis même venu à voler de l'argent à ma femme pour assouvir cette obsession, alors que je devais de l’argent à presque toutes mes connaissances», se désole-t-il.
Hicham a payé le prix fort de son addiction. Son emploi, son mariage, tout s'est effondré sous le poids de la dépendance, le laissant seul et endetté. Aujourd'hui, il jongle entre petits boulots et quête de rédemption. «J'ai réalisé tardivement la gravité de mon problème, mais Dieu merci, je suis déterminé à m'en libérer», confiet-il.
L'histoire de Hicham reflète malheureusement le sort de nombreux jeunes marocains, dont la vie a été brisée par l'engrenage des paris en ligne. Mais dans le contexte socioéconomique actuel, où le chômage atteint des pics historiques parmi les jeunes et la pauvreté projette de sombres ombres, les paris de Karim, Hicham ou encore Ayman prennent une signification beaucoup plus profonde.
«Je contrôle mon addiction» : paroles d'un parieur invétéré
Toujours à Derb Soltane, dans le brouhaha d'un café PMU, Abderrahmane, 52 ans, observe les chevaux se chauffer avant la course. Parieur invétéré, il fréquente depuis des années les hippodromes et les salles de jeux, où il mise sur les courses de chevaux. Selon Abderrahmane, la clé pour contrôler son addiction est de se concentrer sur un seul type de jeu et de ne pas se disperser.
«Il existe une multitude de manières de gagner de l'argent, et chaque parieur trouve son compte dans le jeu qui l'intéresse», raconte-t-il. «Moi, par exemple, je préfère le turf. Les courses sont rapides, et les gains peuvent être très importants en cas de jackpot. Contrairement à d'autres joueurs, je me concentre sur une seule course par jour pour deux raisons : d'abord, pour ne pas perdre de temps et d'argent, ensuite, pour contrôler mon addiction. Certains passent toute la journée dans les cafés à chercher le cheval ou la combinaison gagnante en rêvant de décrocher le gros lot un jour. Mais ce n'est pas comme ça que ça fonctionne. Il faut être patient, discipliné et savoir se contenter de petits gains», souligne-t-il. Abderrahmane affirme que sa passion pour les paris ne l'a jamais empêché de mener une vie normale. «J'ai un bon travail, une famille formidable et des amis fidèles. Les paris font partie de ma vie, mais ils ne la dominent pas», assure-t-il. Une exception qui ne fait malheureusement pas la règle.
Jeux d’argent : une addiction qui ne dit pas son nom
Au-delà de ces témoignages, l’information sur les addictions aux jeux est rare, peu collectée par les institutions sanitaires et sociales et peu encouragée par les opérateurs. Les jeux d’argent sont en constante augmentation, particulièrement depuis que les jeux et les transferts d’argent sont devenus possibles en ligne. Le pourcentage de personnes concernées par le jeu excessif varie, d’après différentes estimations, entre 0,5% et 7,6%. Et selon plusieurs études, les jeunes et les adolescents présenteraient 2 à 4 fois plus de risques de succomber à des pratiques de jeu problématiques.
Au Maroc, la question du jeu d’argent n’a jamais fait l’objet d’une étude nationale à visée informationnelle ou préventive contre les addictions. Les estimations existantes résultent des chiffres d’exploitation et des enquêtes menées par les opérateurs des jeux. Avec des méthodologies différentes, elles font apparaître une population de joueurs potentiels âgés estimée de 2 à 2,8 millions de personnes. Les données de 2020 publiées par la Loterie nationale font apparaître un nombre de transactions quotidiennes de 224.166 paris, pour une mise moyenne de l’ordre de 10 dirhams (9,34 DH). Chaque joueur jouerait 2,1 fois par mois, soit une population de joueurs de l’ordre de 3,3 millions de personnes correspondant à presque 12,7% de la population âgée de plus de 15 ans. Un Marocain sur dix (10,6%) âgé de plus de 15 ans serait parieur auprès de la Marocaine des jeux et des sports (MDJS), pour un total estimé à environ 2,8 millions de joueurs.
Plus en détail, la part des hommes joueurs de plus de 15 ans est estimée à 19,4% contre 1,5% de femmes, et elle serait deux fois plus urbaine que rurale (13,4% contre 6,1%). En 2019, les parieurs sur les courses hippiques auprès de la Sorec étaient de l’ordre de 620.000 joueurs, avec une moyenne quotidienne de 1 million de tickets, une fréquence de jeu de 2 fois par semaine et une mise mensuelle par joueur de 1.500 DH. Une étude sur la prévalence au jeu pathologique et excessif au Maroc a été menée en 2020 par la MDJS.
L’enquête a confirmé que 40% des joueurs sont considérés comme des joueurs à risque excessif, et que 60% sont estimés comme à risques élevés et moyens. Seule une proportion de 35% des joueurs est considérée comme à faible risque d’addiction. Les personnes mariées (21,4%) auraient plus de probabilité de présenter un risque élevé que les célibataires (le cas de Hicham), alors que les divorcés présentent un risque (43%) plus élevé que les célibataires.
Parallèlement, l’étude révèle que la consommation quotidienne de substances addictives accompagne majoritairement l’addiction aux jeux d’argent, notamment la cigarette (64% des joueurs dépendants) et le cannabis (25,8% des joueurs dépendants).
Des dangers bien réels
«Le développement du web a facilité et a stimulé le pari en ligne, brassant d'importants gains pour les opérateurs qui profitent de cette plateforme offrant une disponibilité 24h/24. La visibilité dans le marché 2.0 a créé un écosystème numérique pour ces opérateurs. On n’a plus un joueur face à un opérateur, mais un joueur face à un éventail de sollicitation numérique», nous explique Mouhcine Hichy, consultant en développement humain & en sciences sociales et humaines.
Selon lui, cette aisance d'usage fait que le jeu devient parfois une maladie, voire une maladie chronique. Dans ce cas, on parle de pathologie pour désigner l’addiction qui rend le joueur incapable d'avoir un contrôle sur les sommes misées et ne peut plus s'arrêter de jouer. Cette illusion de gain facile posant des bonus alléchants, des applications mobiles sophistiquées et des cotes de paris compétitives.
«Le marketing est très agressif, surtout sur les réseaux sociaux. Ils ciblent les jeunes avec des messages vantant l'argent facile, la réussite sociale et le sentiment d'appartenir à une communauté», nous explique le sociologue.
La loi marocaine pénalise les loteries non autorisées par l’autorité publique, et les opérateurs nationaux ont, parmi leurs missions, le rôle de lutter contre le jeu clandestin. Toutefois, les autorités font régulièrement état de l’existence de points de jeux clandestins, ou de non-respect de la réglementation officielle par les distributeurs des opérateurs nationaux (particulièrement le jeu des mineurs). Les trois opérateurs nationaux de jeux d’argent et de paris ont mis en place des politiques de jeu responsable, qui ont été certifiées par les principaux organismes internationaux. Ces dispositifs sont développés en silos, sans articulation ni coordination entre les opérateurs, en l’absence d’un organisme de supervision et de régulation technique et déontologique de l’activité des jeux.
«La prévention de l’addiction et la prise en charge des personnes en situation d’addiction ne font pas à date partie des obligations des opérateurs de jeux et de paris. Il convient cependant de signaler que les opérateurs ont pris des initiatives, dont la revue et la consolidation pourraient servir de base à l’élaboration d’une approche nationale de prévention, de prise en charge et de réduction des préjudices du jeu pathologique. Il reste que le budget alloué à ces actions reste disproportionné par rapport aux chiffres d’affaires», selon un avis du Conseil économique, social et environnemental (CESE).
Une étude réalisée par la MDJS montre que l’opérateur national ne capte que 35% des revenus des paris au Maroc, contre 65% pour les paris illégaux. L’État, à travers la Marocaine des jeux et des sports (MDJS), a d’ailleurs porté plainte contre le russe 1Xbet, l'accusant officiellement d'infractions à la «réglementation des maisons de jeux et des loteries». Le dossier est pour le moment entre les mains de la Brigade nationale de la police judiciaire.
«Cette prolifération représente non seulement une violation flagrante de la loi, mais elle expose également les joueurs marocains à des risques considérables en termes de sécurité et de protection des données personnelles. La situation est d'autant plus préoccupante lorsque l'on considère que ces opérateurs illégaux ne contribuent pas au financement du sport et d'autres initiatives sociales, contrairement aux opérateurs légaux comme la Marocaine des jeux et des sports», nous indique un avocat spécialisé dans la conformité légale.
Et d’ajouter : «l'absence d'une réglementation claire a permis à des entreprises comme 1XBET de contourner les règles et d'exploiter cette faille pour leur propre bénéfice, au détriment de l'intégrité du marché et de la sécurité des joueurs. De plus, ces plateformes illégales privent l'État marocain de recettes fiscales importantes».
Avis de spécialiste : «La dépendance s'inscrit souvent dans une trajectoire progressive»
Les recherches montrent que les jeunes sont particulièrement vulnérables aux effets néfastes des jeux de hasard en ligne, ce qui nécessite une action urgente de la part des autorités et des organismes de régulation. Eclairage de Hafsa Abouelfaraj, psychiatre, psychothérapeute et addictologue.
Finances News Hebdo : Selon votre expérience, quels sont les facteurs psychologiques qui contribuent le plus au développement d’une addiction aux paris en ligne, notamment chez les plus jeunes ?
Dr Hafsa Abouelfaraj : L'addiction aux paris en ligne constitue un phénomène complexe et multifactoriel. Elle se définit comme une dépendance comportementale où le système de récompense du cerveau, impliquant la libération de dopamine, est activé, procurant une sensation de plaisir et de motivation. Ce processus neurochimique conduit le joueur excessif à rechercher continuellement cette gratification, malgré la connaissance des risques et des pertes encourus. Cette dépendance s'inscrit souvent dans une trajectoire progressive, où la recherche de plaisir initial peut évoluer vers une perte de contrôle croissante. Elle peut toucher un large éventail de personnes, indépendamment de l'âge, du sexe, du niveau d'éducation ou du statut socioéconomique. Cependant, certains individus présentent des facteurs de risque accrus, comme les jeunes, ceux ayant des antécédents personnels ou familiaux d'addiction, les personnes confrontées au stress, à la dépression, à l'anxiété, ainsi qu'à d'autres troubles mentaux. Le recours au jeu en ligne peut répondre à divers besoins non satisfaits, tels que le soulagement du stress, de l'ennui ou d'une détresse émotionnelle. Bien que le jeu puisse initialement procurer un effet positif en termes de distraction ou de stimulation, cet effet est souvent éphémère. Les problèmes sous-jacents persistent et peuvent même s'aggraver avec le temps, exacerbant ainsi le cycle de la dépendance.
F.N.H. : Comment ces facteurs peuventils être atténués par une approche préventive ?
Dr H. A. : Pour prévenir et traiter efficacement l'addiction aux paris en ligne, plusieurs approches sont recommandées. Tout d'abord, encourager le jeu responsable en établissant des limites claires en termes de temps et d'argent, en évitant les influences négatives telles que l'alcool ou les émotions fortes, et en jouant pour le plaisir plutôt que pour l'argent. Sensibiliser dès le plus jeune âge aux risques associés aux jeux de hasard est également crucial, en mettant en lumière les impacts sur la santé mentale, les relations interpersonnelles et la stabilité financière. En outre, le développement de compétences de gestion financière chez les jeunes peut les sensibiliser à l'importance de la responsabilité financière et réduire les comportements impulsifs liés aux jeux de hasard. Promouvoir des activités alternatives et saines, telles que le sport, les loisirs créatifs ou le bénévolat, peut offrir des alternatives positives au jeu compulsif. Renforcer les compétences sociales, l'estime de soi et les capacités d'adaptation face au stress peut également réduire la propension des individus à recourir au jeu comme mécanisme d'adaptation. Assurer un accès facile aux services de soutien et de conseil en matière de jeu responsable est essentiel pour intervenir rapidement auprès des individus présentant des signes précoces de comportements addictifs. Enfin, une régulation stricte des sites de jeu en ligne est indispensable, incluant des mesures telles que l'interdiction d'accès aux mineurs, des limites de mise et des outils de contrôle des dépenses. En parallèle, il est crucial de traiter les facteurs de risque sous-jacents, notamment les comorbidités psychiatriques, pour une prise en charge globale et efficace de l'addiction aux paris en ligne. En somme, la prévention et le traitement de l'addiction aux jeux de hasard en ligne exigent une approche intégrée, impliquant à la fois des mesures éducatives, des stratégies de gestion comportementale et des politiques de régulation adaptées.
Addiction aux paris en ligne : Les recommandations du CESE