Comment vivre lorsque ni la foi ni la raison ne peuvent sauver l’homme de sa condition ? C’est l’une des questions les plus importantes dans le monde où l’on tente de survivre aujourd’hui. Se résoudre à deux extrêmes de la pensée : le credo qui s’avère insuffisant. Et la logique qui montre à quel point l’existence est une somme infinie d’illogismes. Face à une équation aussi inextricable, on a beau dire qu’aucun argument rationnel ne peut avoir un effet rationnel sur une personne qui refuse d’avoir une attitude rationnelle, il n’en demeure pas moins que le rationnel le cède ici au doute le plus profond. Ce qui annihile toute mesure face à l’inadéquation qui surgit de l’inanité de la foi et de l’inefficacité de la raison. Cette attitude de l’esprit est semblable à celle du physique qui est souvent en décalage par rapport au souffle de la vie, parce qu’il est évident que dans de nombreuses situations de l’existence, l’âme est à genoux quelle que soit la position du corps. Pourtant, l’homme respire encore. Il marche. Il avance. Il peut même penser. Il a même toute la capacité requise pour porter un jugement sur sa situation, de manière presque objective. Mais le fait de réaliser la chute de l’âme alors que le corps reste droit, ne peut en aucun cas faire dresser l’élan de la vie dans un corps vidé de son essence. Il est aussi évident que rares sont ceux qui peuvent réellement penser, alors que beaucoup trop nombreux sont ceux qui s’empressent à avoir des opinions. Mais face à ce dilemme de l’âme qui ploie et de la silhouette qui se cabre, il n’y a aucun remède possible, sauf l’acceptation totale de sa condition. Cela montre à quel point, l’homme est capable d’endurer, au quotidien, perdant dans chaque épreuve, une parcelle de son âme, qui, coup après coup, perd de sa puissance, mais ne le cède en rien en résilience.
Car, celui qui a été élevé par les difficultés de la vie n’aura jamais d’autre maître que lui-même. Un maître avec des stigmates. Un maître dont le corps est balafré. Un maître avec de nombreuses failles qui laissent entrer la lumière dans les méandres de l’âme. Et de ses tiroirs sombres et inconnus. Ceci est le plus haut des enseignements humains. Parce que l’enseignement est un autre soleil pour ceux qui le reçoivent, comme l’a dit un jour Héraclite. Un soleil qui éclaire, mais un soleil qui brûle aussi. Un soleil qui peut également rendre aveugle. D’où la nécessité de ne jamais oublier de fermer les yeux, de temps à autre, pour mieux voir, en gardant cet impératif bien présent à l’esprit : ne jamais se précipiter vers la lumière pour briller, mais uniquement pour mieux voir. Dans ce cheminement vers sa lumière intérieure, il y a plusieurs paliers à franchir. D’abord être en règle avec soi-même quelle que puisse être la bannière qui flotte sur notre tête. Cela veut dire garder son indépendance et dans la pensée et dans les actes, sans jamais se travestir, ni se compromettre, avec personne et pour rien au monde, car rien ne vaut la peine de brader son cœur et son âme. Cela équivaut à un attentat contre soi. Ensuite, il faut travailler sur soi pour atteindre le stade du créateur qui est d’une grande valeur humaine, parce qu’il peut parvenir à atténuer la souffrance humaine et mettre un peu de lumière dans le cœur des hommes. Coûte que coûte, il faut y travailler, dans l’adversité, malgré les rets et les embûches, sans jamais céder aux sirènes dont l’unique viatique et la noirceur et la haine des autres. Cette attitude nous fait réaliser que le procès qu’on nous fait dans cette vie définit notre force, car toute méchanceté a sa source dans la faiblesse. Cela suppose aussi d’être alerte et immunisé, car toute personne qui se comporte avec bonté et bienveillance avec les autres finit, tôt ou tard, par se faire rattraper par la méchanceté des gens qui ne peuvent supporter la présence d’un être aussi humain au milieu de leur troupeau de hyènes lâches et sordides. Sans oublier cette vérité absolue : Quand tu reçois un coup dans le dos, sache que tu es bien devant celui qui te l’a asséné par traîtrise. Mais de tels coups n’ont aucune incidence sur la marche d’un homme qui sait où il va et quelle est sa quête dans cette vie. Car, les hommes vraiment généreux sont toujours prêts à devenir compatissants, lorsque le malheur de leur ennemi dépasse les limites de leur haine, comme l’a écrit Alexandre Dumas. Ce qui veut dire qu’il nous faut garder cette profonde générosité qui va au-delà du mal qu’on nous fait et de la haine qu’on nous porte, pour ne jamais laisser son âme se faire entamer par les scories néfastes de la sottise humaine dans ce qu’elle a de plus primaire et de plus sale.
Parce que, sans nul doute, les humains sont terriblement haineux. Ils sont profondément enclins à la méchanceté. Ils sont capables du pire. Pis, ils préfèrent le pire au bien. C’est dans leur nature. Mais un homme qui a été modelé dans la dureté des jours, un homme qui a enduré et qui a tout accepté, sans jamais jeter la responsabilité sur autrui, celui-ci peut prétendre que son âme ne peut être corrompue par les miasmes délétères de la cité. Car ni le bien que l’on puisse dire de nous ni le sucre que l’on nous casse sur le dos ne sont importants. L’un comme l’autre, sont nuls et non-avenus, car de tout temps, mais encore plus aujourd’hui, les gens placent leurs éloges et leurs mesquineries, comme ils placent de l’argent, pour qu’elles leur soient rendues avec des intérêts. Sans oublier que la critique est une chose commode : on attaque avec un mot, mais il faut des pages pour se défendre, comme l’avait un jour écrit Jean-Jacques Rousseau.
Alors, quelle posture de l’esprit avoir ? Celle du désintérêt. La surdité face à la bêtise. Et la cécité face à la laideur. Ou alors, suivons cette sublime saillie d’un poète comme Al Moutanabi quand il a dit : «Je suis celui qui a fait voir sa poésie à l’aveugle et qui a fait entendre ses rythmes au sourd». Toujours, avec cette réserve incontournable : Au-delà de l’acuité de ce que tu dis, si tu parles trop tu finiras par dire des bêtises. Alors, il faut veiller à rester parcimonieux en tout : parler le moins possible, ne jamais donner dans la logorrhée, s’économiser, aller à l’essentiel et avoir le silence comme posture imparable. Cela vaut pour l’art, pour la création, pour le commerce des hommes, dans l’amour, dans l’amitié et surtout face à l’adversité. Parce que celui qui agit ne parle pas, tout comme celui qui goutte au miel ne s’embarrasse aucunement d’expliquer aux mouches pourquoi elles préfèrent les détritus. Ceci suppose aussi un savoir primordial, celui qui nous dit que l’art (l’art d’être, de vivre, de penser) est la seule chose sérieuse au monde. Et l’artiste est la seule personne qui n’est jamais sérieuse. C’est une personne qui ironise sur l'existence. Une personne qui donne dans l’autodérision. Une personne qui a déjà réalisé que vivre est une tragique comédie qu’il faut appréhender en tant que tel et ne jamais y voir autre chose qu’une chance de devenir la meilleure version de soi-même. Dans ce processus, je regrette l’effacement des études classiques, mais encore plus l’attitude de l’esprit que cela implique, à savoir que nous n’avons de leçons à recevoir de personne, qu’au contraire, nous avons beaucoup à apprendre de l’histoire, du passé des civilisations et de leurs héritages ainsi que de leurs erreurs. Et surtout garder l’esprit alerte, ouvert, libre, avec une part de folie pour ne jamais mourir de la lourdeur des heures qui défilent et du poids des jours qui s’amoncelle.