En commettant des ouvrages sur les inégalités, l’autrice et journaliste engagée, Karima Ahdad, effectue une entrée en force dans le monde littéraire. Son recueil de nouvelles et ses deux romans hérissent les bien-pensants et réjouissent les allergiques à la répression. Entretien autour d’œuvres sulfureuses.
Propos recueillis par Par R. K. Houdaïfa
Finances News Hebdo : Êtes-vous une boulimique de la lecture?
Karima Ahdad : Je ne peux pas dire que je le suis (rires). Certes, j’ai énormément lu. Aujourd’hui, je continue à lire, mais pas comme avant… Les futurs écrivains savent, intuitivement, qu’avant de prétendre écrire, il faut, d’abord, avoir beaucoup lu : «C’est en forgeant que l’on devient forgeron.» Par-là, j’entends qu’il faut vivre, multiplier les expériences, enrichir l’existence, évoluer de l’intérieur, aller au-devant de beaucoup de défis. Et au-delà du savoir, se tourner vers la connaissance. Car le savoir nous est donné, par contre, la connaissance, l’épanouissement et l’élévation de l’esprit ne le sont pas. Il convient de les quêter. Au bout de la quête, on peut éprouver, un jour, l’immense bonheur de s’asseoir et de se mettre au travail. Par ailleurs, quand je suis en train d’écrire, je préfère lire des «essais» ou des livres de «pensées» et non de la littérature, et ce afin de ne pas être affectée dans ma façon d'écrire.
F.N.H. : : «نزيف آخر الحلم», comment la décririez -vous ?
K. A. : C’est ma première publication. Elle est sous forme d’un recueil de nouvelles qui donnent à voir le portrait de différentes femmes vivantes dans une société patriarcale dominée par l’hypocrisie sociale. Pis encore, elles sont faibles et incapables d’affronter la vie ?! J’ai commencé à l’écrire à l’âge de 18 ans et l’ai terminé à mes 20 ans. Chaque jour, j'écrivais une histoire et la mettais de côté. Après cela, je les ai rassemblées dans un recueil de nouvelles. En revanche, cela ne m'est jamais venu avec une intention préalable de publication. Soit. En remportant le prix de l'Union des écrivains marocains pour les jeunes écrivains en 2015, «نزيف آخر الحلم» a été édité, uniquement, pour le salon du livre (2016), et n’a pas été distribué dans les librairies.
F.N.H. : Et vous la regardez comment, huit ans plus tard ?
K. A. : Bien qu’elle m’ait fait réfléchir à diverses questions et notions liées à l'écriture ainsi qu’à la créativité, car soucieuse de la qualité de l’œuvre littéraire, elle m’a également montré mes orientations, les sujets que j’aime traiter… mais surtout, ma fascination pour le monde des femmes. Et même si j’ai maintenant une grande attirance pour le roman, cela n’empêche de commettre des nouvelles. En vertu de l’inéluctable évolution, je trouve que mes personnages sont de plus en plus mûrs : les femmes sont aujourd’hui plus fortes, plus responsables, plus courageuses, capables d’agir… Je peux aussi les présenter avec leurs contradictions. Tu sais, il existe des femmes qui affichent le comportement et les attitudes de la mentalité dominante !
F.N.H. : Généralement, les écrits sont truffés d’éléments autobiographiques. Votre livre observe-til cette règle ?
K. A. : Mes histoires, bien sûr, sont fictives. J’aime vraiment la créativité et la fiction. Néanmoins, le point de départ de chaque écrivain reste sa propre vie. J’ai très certainement prêté mes sentiments et mes émotions à mes personnages. Dans ce sens-là, on peut dire qu’il y a une part d’autobiographie. Parce que vous ne pouvez pas interpréter, imaginer, analyser les sentiments si vous ne leur prêtez pas un tant soit peu le vôtre. Peut-être, mes héroïnes sont une mosaïque d’instants et de sentiments forts très certainement glanés dans le réel subjectif et objectal, du moment que je suis une femme avant d’être écrivaine… Alors, mes personnages me représentent sûrement quelque part. J’ai rencontré des femmes qui souffraient de n’être que des cruches bien heureuses, de mener une vie de légume, si douillette soit-elle, de ne se mouvoir que dans un monde clos. Ce monde clos, j’y ai vécu et j’y avais ma place. Par exemple, lorsque je marche dans la rue, je me fais régulièrement harceler. Les soucis des femmes font donc partie de mon traintrain quotidien… Dans une société dominée par les hommes, régie par un système juridique tout aussi masculin, leurs peines sont indissociables de ma vie.
F.N.H. : Vous qui êtes longtemps immergée dans l’écriture, pensezvous que cette activité serve à quelque chose, en ces temps de délires collectifs destructeurs et d’obscurantisme ?
K. A. : La littérature est une voix qui nous parle, touche nos douleurs, blessures et peurs, ainsi que nos interrogations, quelles que soient notre culture, langue ou religion. Elle a toujours représenté une sorte d’outil qui nous permettait de mieux réfléchir, de mieux comprendre, de mieux analyser les choses de la vie.
F.N.H. : Vous clamez haut et fort que vous écrivez contre…
K. A. : A vrai dire, j'écris pour défendre tous les êtres humains et, par là même, j'écris «pour toutes les femmes !» (Sourire).
F.N.H. : Pourriez-vous rappeler, en substance, pour ceux qui ne vous ont pas encore lue, l’argument de votre roman «بنات الصبار» ?
K. A. : «بنات الصبار» est une histoire qui dépeint le destin de plusieurs femmes. Elle commence par la mort du père d’une famille composée de filles. Après son décès, les oncles veulent hériter la maison (leur seul bien, d’ailleurs) selon les enseignements de la charia islamique. Sa veuve Louisa et ses quatre filles vont donc vendre leur maison et partager l’argent avec les frères et les sœurs du défunt. C’est là où le malheur des filles commence. Elles se sentiront opprimées, indignées… Cela les laisse sans abri et presque sans moyens. De fait, elles perdent tout ce qu'elles ont construit, simplement parce qu'elles sont des femmes et que la loi sur l'héritage est «injuste». Elles sont forcées d'endurer la pauvreté, l'humiliation, l'extrémisme religieux …
F.N.H. : En somme, l’éternelle insatisfaction induite par le hiatus entre la vie subie et la vie rêvée…
K. A. : La deuxième des quatre filles, Shadia, par exemple, réussit à mettre le cap vers l'université de Rabat, mais elle reste toutefois tiraillée entre son désir de vivre une vie moderne et les attentes strictes d'une société dominée par les hommes. Mais ce qui me questionne, c’est le constat que les individus sont souvent les artisans de leur vie, même quand ils la rejettent. Ils prétendent la subir, mais ils prennent part à cet état de fait.
F.N.H. : Ici, on côtoie les fondamentalismes religieux, on retrouve le mouvement Hirak Rif, on pointe du doigt l'inégalité des sexes dans la loi islamique sur l'héritage, le chômage et l'injustice, les mille et une failles de notre système éducatif, de nos tribunaux, de notre système de santé…
K. A. : En effet, «بنات الصبار» touche plusieurs sujets : sociaux, politiques, religieux… On y trouve des femmes marocaines de différents groupes sociaux et culturels qui n’ont en commun que la volonté et le désir de se libérer des barreaux du «patriarcat» que la société marocaine aurait préservé. Il y en a une qui, malgré le fait qu’elle soit issue de la bourgeoisie, éprouve le besoin de se libérer, une autre victime de trahison… Et si le Hirak du Rif apparaît à plusieurs reprises dans le roman, c’est parce que les événements de l’histoire se passent dans la ville d’El Hoceima pendant les contestations dudit mouvement. La question de l’héritage constitue l’élément déclencheur de l’histoire. Comme dans d'autres pays qui adoptent la charia, la loi sur l'héritage empêche la femme d'entasser le moindre argent et biens. Lorsqu'une femme est issue d'un milieu pauvre, l'accès au capital est une question de vie ou de mort.
F.N.H. : Vous adoptez une manière d’écriture convulsive, comme s’il y avait un état d’urgence. Comme si vous étiez mue par une hâte à dire, un besoin impérieux de témoigner…
K. A. : J’avais envie de transmettre une réflexion qui m’a toujours hantée… Il s’agit donc d’une réflexion qui scrute l’intime des gens. On ne peut la restituer que si l’on puise dans ses ressources intimes. Par égard aux sujets traités, j’y ai mis mes tripes. Adopter un regard distancié aurait été inconvenant.
F.N.H. : Vous avez retracé en une centaine de pages les expériences douloureuses dont vous avez eu connaissance par la lecture, mais surtout par l’observation…
K. A. : Il faut dire que c’est une combinaison de tout ce que j'ai vu, lu et entendu. Le roman contient mes rencontres et les expériences que j'avais relatées dans la presse.
F.N.H. : Tes protagonistes apparaissent tels des personnages désaccordés. Ils affichent un moi social, tout en conformisme, et ils couvent un moi profond, révolté, jaloux de sa liberté, indomptable….
K. A. : Dans la société dans laquelle nous évoluons, la schizophrénie bienséante est de mise. Nous sommes souvent ce que nous ne paraissons pas. Mes protagonistes sont évidemment contre toutes les formes d’aliénation, contre tous les obscurantismes, contre tous les conformismes, mais se font absorber par le système. Quand d’autres tirent bénéfice, elles, elles en sont écœurées.
F.N.H. : Votre livre a-t-il suscité des réactions de lectrices ?
K. A. : Le livre retrace un chapitre de la vie de plusieurs personnages féminins. L’énorme conquête qu’elles vont faire d’elles-mêmes, est précédée d’une longue, joyeuse et douloureuse quête de liberté. Parmi les échos que j’ai reçus, il y a une chose intéressante à laquelle je n’avais pas du tout conscience pendant la phase de gestation du livre : alors que le roman est parsemé de douleurs, d’interrogations, d’angoisses intenses, les lecteurs.trices en sortent enthousiastes. Ils/ elles vivent bien le parcours escarpé des «filles du cactus», et souvent s’identifient à celles-ci. L’une d’elles m’a dit : «C’est ma vie», et elle a ajouté : «Vous m’avez mis un miroir en face des yeux». Une autre m’a certifié que l’histoire de l’une des 4 filles était strictement la sienne. Beaucoup de femmes se sont reconnues dans les personnages.
F.N.H. : A quelle étape de l’élaboration de ce roman avez-vous pensé au titre ?
K. A. : Le titre est le dernier à avoir émergé. Il s’était imposé à moi d’une manière très forte parce que «Assabar (Cactus)» fait allusion à «Assabr (patience)». Donc, l’appellation est une sorte de comparaison ou de parallélisme avec le cactus qui peut survivre sans irrigation. Et comme cette plante qui pousse et peut survivre dans les pires conditions sans se faner, «بنات الصبار (les filles du cactus)» sont patientes et capables de se protéger comme le cactus se protège avec ses épines… Ce titre n’avait pas eu l’aval d'un ami écrivain, qui lui a préféré autre chose. Au final, nous avons gardé «Banat Assabar».
F.N.H. : Maintenant, parlez-nous un peu de votre dernier roman «حلمٌ تركي», paru en 2021...
K. A. : C’est l’histoire d’un jeune couple marocain (Iman et Khaled) qui a décidé de vivre à Istanbul pour changer de vie. Là-bas, malgré leurs espoirs et leurs rêves, celle-ci sera chamboulée et deviendra pour le moins ennuyeuse. Iman et Khaled verront la mort lente de leur relation. Aussi, bien que le roman se concentre sur ces deux personnages, je dresse dans «حلمٌ تركي» un tableau panoramique des rêves et des espoirs de plusieurs personnages : l’un d’eux vient d'Égypte, échappant à l'exécution; Najwa qui arrive de la Tunisie pour obtenir sa liberté et transformer son corps en celui d’un homme; une Palestinienne qui s’est échappée de la guerre; une réfugiée syrienne fuyant la guerre après la mort de ses frères en prison…Tous les personnages du roman ont un passé qui enchaîne leurs rêves et se dresse comme une barrière entre leurs espoirs et aspirations. Contrairement au genre romantique, «حلمٌ تركي» montre comment une relation amoureuse se termine, et non comment elle commence !
F.N.H. : Si vous aviez à recommander une seule de vos œuvres, laquelle ce serait ?
K. A. : A coup sûr, toutes les trois. Elles sont mes «filles» ! (Sourire)
F.N.H. : Il parait que vous avez reçu des menaces de mort sur les médias sociaux suite à vos écrits audacieux…
K. A. : Il se trouve qu’un article que j’ai publié quand j’avais 19 ans dérange. J’y fustige le racisme qui a cours sur les femmes athées. Cela déplaît, incommode, agace.