Par R. K. Houdaïfa
Au rebours de sa sœur ennemie, la peinture, qui acquit rapidement ses lettres de noblesse, la photographie, au Maroc, mit longtemps pour s'affranchir de son statut de «rature». On n'en percevait que l'aspect utilitaire : garder trace d'un visage ou immortaliser un événement fugitif.
On refusait que ce «procédé de reproduction mécanique» puisse prétendre à l'expression et à la création. Les peintres tenaient les photographes – d’art, il faut le préciser – en mésestime, les galeries leur fermaient la porte au nez, la presse les ignorait. Ils étaient condamnés à conserver leurs œuvres sous le boisseau, faute de possibilité de les montrer.
La naissance de la photographie au Maroc
La photographie fit son entrée au Maroc en 1901 grâce à un Français du nom de Gabriel Veyre, qui officiait dans les établissements des Frères Lumière, à Lyon. Le sultan Moulay Abdelaziz le fit venir de France. Le professeur dispensa généreusement son art, l'élève se révéla attentif, réceptif et goulu. Dégainant son appareil en toutes circonstances, il s'enfermait pendant de longues heures dans son harem pour immortaliser ses nombreuses épouses, concubines et esclaves. Quand advint sa déchéance et qu'il fut éloigné de la cour, il confia au voyageur anglais Savage-Landor «Toutes les chambres noires sont loin de moi». A Gabriel Veyre succéda Abraham. Lui aussi bornait son champ de travail à la cour.
Pour le peuple, qui lapidait encore les peintres, la photographie était une invention diabolique des «roumis» désireux d'enfermer les âmes des fidèles. Ce n'est qu'à la fin des années vingt que les premiers studios, dont celui de Douamna, à Marrakech, firent leur apparition. Il a fallu attendre le début des années 1990 pour voir la photographie s'extirper des chambres noires et s'imprégner de lumière. Les expos concoctées eurent le mérite de dessiller les yeux sur la vérité de la photographie marocaine : portée par des créateurs lumineux, elle est susceptible d'être hissée au rang d'art. Mais c'est justement cette qualité qui lui a été longtemps déniée arbitrairement, inconsidérément, inconcevablement.
Au fil du temps, l'intérêt pour la photographie s'accroissait. Aujourd'hui, les galeristes traitent photographes et peintres d'égal à égal, les manifestations abondent. L'édition trouve son compte dans la publication de beaux-livres sur le genre : Haïk, le drapé des femmes d'Essaouira, par Traces du présent; Boujaâd, espace et modernité, par Data Press; Casablanca, fragments d'imaginaires, par le Fennec; Maroc, médina, médinas, par Métamorphoses...
Sur quoi focalisent nos photographes leurs objectifs ? Non pas sur les splendeurs de leur pays, comme le font leurs pairs étrangers, mais sur sa détresse, sous toutes les formes qu'elle prend : les enfants des rues, les ados privés d'avenir, les femmes répudiées, les ressorts du désenchantement et le désir d'émigrer qui agite la jeunesse marocaine, de même que les rides disgracieuses des vieux immeubles, naguère éblouissants, aujourd'hui voués à une mort certaine… On ne peut soupçonner nos photographes de misérabilisme aigu. Ils ne font que refléter une sombre réalité, dont sont souvent tenus à l'écart touristes et amateurs de pittoresque clinquant. Leurs images refusent tout effet de masque : elles se veulent au-delà du constat, du côté d'une révélation simple qui mesure le poids des éléments et l'évidence des êtres.
Leurs images sont un prisme sans spectacle. D'autant que le regard est franc et direct. Mais aussi chargé d'émotion, pétri de générosité, débordant d'humanité. Multiple, diverse et talentueuse, la photographie marocaine s'est faite une place au soleil dans le paysage artistique. Des ouvrages de belle facture lui ont été dédiés, des vocations se font jour, un musée lui est entièrement voué, et l'horizon se dégage sur des perspectives prometteuses.
Pour des bribes d’histoires
Le musée de la Fondation Abderrahman Slaoui accueille «Tempus Fugit». Une exposition qui, placée sous le commissariat de M’hammed Kilito, rassemble les travaux de huit photographes marocains (Walid Bendra, Hicham Benohoud, Imane Djamil, Seif Kousmate, Mehdy Mariouch, Fatima Zohra Serri, Yzza Slaoui et Yassine Toumi) réalisés durant les périodes de confinement et de déconfinement. «Ce projet met un accent particulier sur la narration (...) Chaque photographe a eu carte blanche pour documenter cette période et en offrir sa propre vision, son analyse personnelle. Changement de perception de l’espace et du temps, de rapport aux autres et à nous-mêmes. Entre photo journalisme, jeux graphiques, mises en scène, expérimentations artistiques et poésie, ‘Tempus Fugit’ croise et entremêle des instants de vie, archives contemporaines qui révèlent diverses facettes du Maroc actuel», explique M’hammed Kilito.
A bonne distance(s)
Des rues de Wuhan aux avenues de New York, en passant par les temples de Thaïlande, les balcons de Paris, les terrasses de Rabat ou les forêts d’Amazonie, la pandémie de la Covid-19 a embrouillé nos habitudes et transformé nos vies. Tous les jours, les reporters de l’Agence France-Presse (AFP) s’évertuent à témoigner des effets de la pandémie, «raconter ses petites histoires et ses grands soubresauts, donner un visage à l’ennemi invisible», lit-on dans la fiche de présentation de «A bonne distance(s)». Avec plus de 200 images, cette expo, organisée par l’Institut français du Maroc ainsi que la Fondation nationale des musées du Maroc, et présentée par l’AFP sur trois sites à Rabat, se veut, d’après les organisateurs, «la plus monumentale jamais proposée au public par l’agence».
*«Tempus Fugit», jusqu’au 20 mai, au musée de la Fondation Abderrahman Slaoui, à Casablanca. * «A bonne distance(s)», jusqu’au 30 juin, à Rabat sur les grilles du jardin d’essai botanique, devant l’Institut français et sur l’esplanade du Fort Rottembourg