Il y a 30 ans, disparaissait le peintre Abbes Saladi. Octobre dernier, la BMCI a célébré la mémoire de cet imagier unique dont l’élan créateur fut trop tôt décapité, en soutenant la publication de «Abbes Saladi, histoires sans fin». Un beau-livre de pas moins de 283 pages, écrit par Jean-Michel Bouqueton & Brigitte Barberi Daum, et rehaussé d’une centaine de photographies signées Christian Lignon, visant à ranimer la saladimania. Retour sur une vie productive, brève et intense.
Par R. K.. Houdaïfa
Né en 1950 près du sanctuaire de Sidi Bel Abbes dans la médina de MRKCH (Marrakech, une ville qu’il n’aimait pas quitter et dont il accolait le nom à sa signature), ses parents choisirent de le nommer Abbes par respect pour le saint homme. Saladi, ce fin dessinateur, commence à dessiner avec du charbon ou de la craie, sur l’esplanade de la zaouïa, des scènes vues dans ses livres d’école ou imaginées à partir des histoires qu’on lui racontait. «’Tous à l’école’, c’est le premier livre qui m’a donné envie de dessiner».
A peine avait-il atteint les rivages incertains des cinq ans qu’il perdit son père. Vite fait, il est expédié chez l’un de ses oncles qui tenait une gargote de poissons frits à Casablanca. Ce fut le prélude d’une vie incertaine et difficile. Il obtient le bac et s’inscrit à 24 ans en philosophie à la faculté des Lettres de Rabat. Certes, il reste poursuivi par la mistoufle. L’horizon est sombre. Un jour, il est en cours de licence et subitement il monte en criant sur la table. Le cours est interrompu, ses camarades le maîtrisent. On l’interne directement à l'hôpital psychiatrique de Salé. Cependant, était-ce ce drame qui allait véritablement précipiter le futur imagier («muçawwir»), celui-là même dont parlent les Dits du Prophète et qui, par son pouvoir, invoque l'absent et le présentifie, dans les bras de l’art ? Il dit que la lumière est «entrée» dans sa tête, les oiseaux l’ont assailli et l’une de ses cousines désirant l’épouser, avait répondu à son refus en déposant quelque gri-gri dans son portefeuille. Le docteur Tayeb Chkili qui le regardait s’adonnant sans retenue au dessin et donner forme à d’étranges figures, l’encourage et lui fournit du papier. Sa famille ne le délivra de cet enfermement que pour l’emmener se recueillir sur les sanctuaires de marabouts réputés, dans l’espoir qu’il obtienne une guérison ou une amélioration de son état. Un coup d’épée dans l’eau. Dès lors, sa vie a été ponctuée par des allers-retours à l’hôpital psychiatrique de Marrakech. Curieusement, ce lieu se révéla être, durant certaines périodes, son refuge. Il y restait quelques jours, quelques semaines. Il y avait sa chambre et la liberté de sortir.
Rêves informulés, voire hermétiques
Stylo ou crayon, Saladi dessinait avec tout ce qui lui tombait sous la main. Sur du papier qu’il colle parfois sur isorel, il trace des lignes d’ombre d’où surgit un monde fantasmé de personnages chimériques aux visages inexpressifs, aux regards hallucinés, aux corps apathiques parfois recroquevillés en position fœtale. Comme il effectuait aussi à la gouache des scènes de la vie quotidienne à Marrakech, simples, allégées, apaisantes. Mais, il continuait à produire discrètement ses dessins obsessionnels lors de moments de dépression. «Je me trouve dans la peinture, le dessin. Quand je dessine, c’est comme si je vis». Saladi dessinait pour lui seul. «J’en ai besoin pour m’extérioriser. Sinon j'explose». Craignant le ridicule, il refusait que sa sœur vende aux touristes ses tableaux qui donnent à voir des personnages pittoresques s’activant dans des scènes de rue ou intérieurs de maisons. Mais l’idée fait son chemin : «Moi, comme j’avais des hallucinations, une fois j’ai entendu une voix, un son qui me souffle dans l’oreille : ‘tu fais l’expo à Jemâa el Fna et un commissaire va t’exposer’ (…) J’avais pas le courage de courir à la place avec mes trucs, alors j’ai envoyé ma mère et ma sœur qui ont vendu les premiers dessins». Exposées à même le sol, ces œuvres «remplies» d’une foultitude de détails et d’histoires attirèrent l’attention du directeur de l’American Language Center. Charmé par sa peinture réaliste et ses dessins fantaisistes, ce dernier lui organise en 1978 son premier accrochage sur les murs de la bibliothèque. Succès immédiat.
Après quoi ? On lui offrit du papier pour artiste, format raisin. Pris par le démon de l’art, Saladi évolue vite. Il abandonne les scènes de la vie quotidienne, la donne imaginative commence à changer de facture et de tons. Les scènes s’enchevêtrent, les détails envahissent chaque interstice, le vide est chassé hors du tableau, le chromatisme se caractérise de plus en plus par une brillance et sa fonction a des relents symboliques.
En 1979, la galerie du Centre culturel français lui cède ses cimaises pour une «véritable» exposition. Elle proposa à voir des œuvres plus grandes, plus construites, mais aussi plus complexes, dont la singularité est assumée par l’artiste qui date et signe désormais son travail. Aussi, il n’aimait pas donner de titre à ses tableaux. «Je ne donne pas de titre parce qu’un tableau avec un titre, c’est mort. Chaque visiteur a une interprétation particulière. Il y a le devant du tableau que tu vois et l’arrière que tu peux sentir seul».
Puis au début des années 80 le dessin se simplifie, se structure, s’organise, devient presque aérien. Il y avait introduit des éléments communs de la culture populaire marocaine (main de Fatma, scorpion, bougie, serpent, tatouages), et décide alors de structurer son dessin en donnant une plus grande place aux bâtiments et aux damiers des sols. «Je fais des architectures pour donner au visiteur une ambiance qui n’est pas étrange; parce que mon travail est étrange si je ne fais pas quelque chose qui appartient à la réalité, qui appartient à l’homme (...) Quand tu poses un point réel dans le travail, ça facilite la compréhension». Ainsi, les années passant, ses dessins se simplifient tout en gagnant en minutie obsessionnelle. Au crayon de couleur, succède l’aquarelle qu’il maîtrise rapidement.
Le foisonnement désordonné du début se modère, l’espace s’amplifie, le trait est de plus en plus aérien et va à l’essentiel. En 1983, peut-être désireux de découvrir de nouvelles techniques, d’intégrer une matière à ses aquarelles translucides, Saladi produit subitement une série de dessins hachurés qui semblent gravés en taille douce. Plus tard, il adopte une expression qu’il serait facile d’apparenter à un surréalisme contrôlé où les fantasmes sont domptés, retouchés par la pensée. En outre, bien que Saladi nous conduise parfois dans un monde burlesque dont la dimension mythique a disparu, il glisse parfois brutalement vers la caricature en amoncelant, non sans humour, des figures grotesques et grimaçantes, aux mimiques expressives, à l’opposé des têtes apathiques et impersonnelles que nous connaissions.
Anges déchus ou démons humanisés
«Au début, je ne peux pas préciser parce que j’étais mélangé. Je travaillais aveuglément. Parce qu’au début c’était comme si j’ai soif et tu m’as donné de l’eau. Je dessine, je colore, je n’arrive pas à une certaine idéologie sur laquelle je me base (...) Après, mes tableaux étaient narratifs, je les faisais pour raconter des histoires (...) Maintenant, ma peinture est plus créative. Le germe de mes dessins a évolué».
Mystique, Saladi l’était bien sûr, comme le montrent ses toiles habitées de figures hybrides. Angéliques et mythiques à la fois. Saladi dessinait des figures à têtes d'animaux et des oiseaux humanisés installés dans un paradis terrestre, avec anges et houris, accompagnés de toutes les références réelles qui peuplent notre mémoire visuelle : minarets, hammams, patios, jardins intérieurs, zellige fascinant par sa composition binaire... Les oiseaux qui faisaient le bonheur et la fierté des jardins des Mille et une nuits, Saladi les amadoue par le dessin. Ils reviennent inexorablement dans ses rêves et ses hallucinations. «Je ne sais pas, moi, ce que ça veut dire un oiseau… Si je le compare avec un rat ou une souris, peut-être que ce sont les souris du ciel, peut-être…» Et, au mépris de la vraisemblance, ou plutôt contre le vraisemblable, Saladi réinvente la texture de ses espaces et de ses personnages, les parant d'une figuralité doublement animée par la minutie du dessin et la majestueuse et éclatante apparence. Comme le ferait un miniaturiste, le point de vue, la perspective s'ébauche pour disparaître aussitôt, cédant la place à une vision frontale aérienne, ou construite selon des superpositions propres à l’art dit naïf. Pourtant, aucun lien avec ce mode pictural.
Saladi était indubitablement le plus marginal des artistes marocains, celui qui se souciait le moins des écoles et des tendances. «Sincèrement, je n’ai pas de projets, c’est l’amour du beau qui me guide. Tout cela, c’est pour donner une particularité à mon travail. Il ne faut pas être comme les autres». Les peintres, d’une façon générale, il jugeait qu’ils se prenaient trop au sérieux «avec leur pipe et leur barbe». Lui, il dessinait et peignait par nécessité, comme on respire.
Abbes Saladi, qui, emporté par ses pensées, divaguait ou s’enfermait dans son mutisme - pis encore, qui a connu les douleurs de l’enfermement psychiatrique et les électrochocs -, a quitté cette terre en 1992, pour rejoindre ses personnages fabuleux dans un monde plus proche de sa folie et de ses délires. «Offrons-lui l’éternité !», comme l'avait dit le regretté journaliste et critique d’art Jamal Boushaba.
(1) Christian Lignon, photographe au talent sûr à qui l’on doit une documentation photographique inestimable sur les premières années, et grâce auquel nous conservons des traces d'œuvres dispersées dans le monde.
(2) Propos de Saladi, extrait d’un entretien enregistré par Jean-Michel Bouqueton en 1988.