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Fathiya Tahiri : le songe d’une nuit d’hiver

Fathiya Tahiri : le songe d’une nuit d’hiver

Du 15 février au 16 mars 2024, la Galerie 38 de Casablanca présente les travaux de l’artiste plasticienne Fathiya Tahiri. Une occasion de revenir sur une œuvre qui fait exception dans la peinture marocaine.

 

Par Abdelhak Najib, Écrivain-critique d’art

Il y a comme un tournoiement d’êtres et de choses dans un espace en gestation. On sent la naissance des formes dans un élan vers la vie et la liberté. Puis on est pris dans la folie des couleurs premières comme la naissance du prisme par lequel on peut capter la lumière dans toute l’étendue de sa variété. Ensuite, on est happé par un fourmillement de créatures qui sentent en elles pousser la graine de vitalité à l’approche du dard du soleil qui les berce, les brûle et leur octroie la pérennité dans un espace en formation. Le tout n’est pas encore prêt. Rien de formé, non plus. Tout est encore en devenir.

Le fin mot de toute cette histoire de création, racontée en formes et en lignes éparses, en couleurs folles et en kaléidoscopes de lumière, est le devenir. Ce qui sera. Ce qui finit par advenir. Fathiya Tahiri invite à penser le temps dans l’espace comme une rythmique, une succession de notes et d’ondes, parfois s’alignant, parfois entrant en collision comme dans un accélérateur de particules pour toucher à l’essence des choses. Autant dire aller aux confins de la matière pour en révéler la quintessence, ce cinquième élément que seul l’art, dans sa dimension alchimique, est capable de rendre, par intermittence, visible.

Une visibilité volatile, comme le langage des oiseaux. Cette démarche est une suite musicale prolongeant cette réflexion picturale qui nous pousse à nous poser cette question face aux travaux de la peintre et sculptrice: cette rythmique singulière de la genèse ne peut être considérée elle-même comme un style – un style de genèse – qui serait une signature privée de l’œuvre, son ADN ? Cette approche spatio-temporelle de la polyphonie dans les travaux de l’artiste ressort aussi dans ces phrases signées Achille Bonito Oliva, qui a travaillé sur cette œuvre, avec beaucoup d’acuité : «Fathiya Tahiri agit à travers la multiplication d’un élément standardisé, la chose, qui se répand sous forme de coupole, de constellation, de galaxie.

De loin, le regard de l’artiste acquiert une puissante capacité de clairvoyance et d’intuition, mais, à proximité, il a aussi une capacité d’observation microscopique, ce qui confirme le parcours aristotélicien de la connaissance, l’attitude à la représentation de la particularité exploratrice de la forme, qui pénètre dans la matière afin d’extraire son essence». Me vient à l’esprit cette saillie de Jackson Pollock parlant de son art, avec toute la lucidité requise pour avoir à la fois le recul nécessaire et la justesse du regard distancié pour sentir le fond de ce qui fait cette relation particulière entre l’artiste et son œuvre : «Mes tableaux peuvent avoir deux caractéristiques. Soit leur surface se dilate et s’ouvre dans toutes les directions, soit elle se contracte et se referme dans toutes les directions.

Entre ces deux pôles, on trouve tout ce que j’ai à dire». C’est dans un sens, ce qui se passe dans les peintures et sculptures de Fathiya Tahiri. Ce va-et-vient d’une extrême à l’autre comme une rotation magnétique entre deux géographies, s’associe à cette spéléologie intime qui conduit l’artiste d’un bout à l’autre de ce qui fait son épicentre, muni d’un sismomètre pour enregistrer chaque secousse et inscrire dans l’œuvre toutes les sinuosités, les courbes, les crêtes et les creux d’une pensée nourrie à même l’âme et ses mystères. Ce travail très pointu, qui scrute chaque détail, dans une féria chromatique, dessine un tracé entre rêve et désir fou de la pureté originaire. C’est aussi une plongée sereine, parfois tourmentée, dans l’angoisse, dans l’être-néant, justement cette immanence qui se forme et qui finira par prendre forme.

Pour être plus près de cette œuvre, qui se dérobe, par plusieurs pans, je peux affirmer sans ambages, que la priorité de cette démarche se situe dans la direction de la prise de conscience du concept de limite. Limite de ce qui est peint. Limite de ce qui devrait finir par être dévoilé. Limite de la réflexion elle-même face à ce qui ne peut être exprimé et qui reste du domaine du non-dit. Ceci peut aussi se traduire comme une espèce de mouvement, une sorte de contre-mouvement aussi. Nous sommes dans un territoire entre mythologie de la nature, sténographie picturale, esquisse d’un univers nouveau… Ce qui résulte de cette approche est non seulement à prendre comme cadre, comme contour, comme marge ou comme forme. Non, pour être au fond de cette démarche qui caractérise toute l’œuvre de Fathiya Tahiri depuis deux décennies, c’est que c’est une œuvre à saisir dans sa totalité en mouvement, dans sa plénitude. Cet ensemble de travaux est à lire tel un contenu non finito. Il est ici question, avec force détail et dans un éclatement des sens, d’un état d’âme, dans le sens présocratique du mot.

Un état initial de pensée relié à l’esprit du monde. «Les lignes et les couleurs ne reproduisent pas seulement un extérieur, elles dévoilent métaphoriquement un intérieur», disait W. Hofmann. Cet intérieur, ce fond de soi, ce tréfonds toujours dérobé, est l’essence à nourrir. C’est l’univers qui se construit dans un magma toujours renouvelé. Ce qui nous touche, ce sont les éclats volcaniques d’une déflagration, qui fait que ce qui est dehors devient comme ce qui est dedans. Encore une fois, l’analyse faite par Achille Bonito Oliva touche au cœur de ce travail : «Dans cette liberté d’exécution, Fathiya Tahiri soumet la forme à des dislocations personnelles, des superpositions originales qui rendent à l’image les pulsions de la vie. La forme devient la démarcation entre l’art et la vie, la subtile différence aristotélicienne, qui ajoute à la réalité des choses la contre-réalité esthétique produite par l’imagerie individuelle. En ce sens, Fathiya Tahiri, tout en confirmant l’anthropologie culturelle de son contexte d’origine, s’ouvre à une autre anthropologie, qui ne se fonde pas tout simplement sur le constat ou la statistique. Ses

œuvres ont la force d’un nomadisme franchissant toute frontière, au carrefour entre l’Orient et l’Occident. En effet, ses galaxies, ses constellations s’ouvrent à d’autres lectures, perçant la neutralité initiale afin de rejoindre le soupçon d’une lecture du monde en mesure de saisir l’optimisme de la raison et les labyrinthes de la vie. Chez Fathiya Tahiri, il est évident, autant dans ces travaux récents qu’au début, entre peinture et sculpture, ce qui prime, ce qui prédomine, ce qui tient toute la place, c’est la genèse. Celle-ci est considérée par l’artiste comme étant plus importante, primordiale à plus d’un égard puisqu’elle préside à ce qui sera, à ce qui n’est encore qu’un projet, une idée naissante. Oui, la genèse est ici plus lourde de sens que la création ellemême. Ainsi, le devenir, ce qui finit toujours par arriver, dans un élan de fuite dépassant à la fois l’espace et le temps dans son acception standardisée, est au-delà de l’être. Elle le dépasse. Et dans ce dépassement, elle l’élève vers d’autres hauteurs. L’immense Novalis avait une formule précise pour décrire cet état des choses dans leur rapport intime à l’expression qui émane de l’âme: la «natura naturans».

Ce qui veut dire, en des termes plus simples, c’est que la peinture et sa rythmique, la couleur et son impact sur les formes, la lumière et son flux sinusoïdal, sont l’essence vitale de ce que l’on nomme communément création artistique ou expression artistique. C’est à ce point de jonction, qui est si évanescent que l’on rencontre le germe de la vie qui s’engendre elle-même. Encore une fois, Jackson Pollock touche du doigt la gravité de ce qui crée ce lien entre la vie comme graine et la vie comme rendu d’une pensée : «Chaque forme, chaque espace qui n’a pas la pulsion de la chair et des os, la vulnérabilité au plaisir et à la douleur n’est rien. Toute peinture qui ne témoigne pas du souffle de la vie ne m’intéresse pas». Et celle que nous offre Fathiya Tahiri est de celles qui sont un chant de vie, non dans un climat serein, comme dans une steppe calme ou la couleur déploie sa force. Non, nous sommes dans des territoires d’angoisse. Un canyon avec des vallées ravagées par le flux d’une eau en déluge. Cette peinture est volcanique, habitée par le démon, par l’esprit démiurgique qui veut à tout prix recréer le monde ad infinitum. Comme Pollock, Fathiya Tahiri peut faire sienne cette phrase : «A ceux qui pensent que mes peintures sont sereines, j’aimerais dire que j’ai emprisonné la violence la plus absolue dans chaque centimètre carré de leur surface».

Cette violence prend un sens particulier avec la sculpture. Chez Fathiya Tahiri, les formes sont complexes et souvent le résultat d’une succession de strates, de ratures, de creusements, pour donner corps à ce qui reste inachevé. L’artiste elle-même nous définit sa démarche sculpturale : «Tout d’abord une révélation complète de l’œuvre et ensuite une réflexion pour sa réalisation. Un choix des matériaux s’impose, une technique élaborée et beaucoup de travail sont nécessaires à chaque œuvre. Je dirais que c’est bâtir. Mes sculptures sont des flashs dans mes nuits blanches, ces flashs se présentent à moi comme une évidence, comme la solution d’une équation mathématique. Ce n’est qu’une fois résolue que je me demande pourquoi je ne l’ai pas identifiée plus tôt. Alors, c’est peut-être ça mes sculptures : une évidence».

L’évidence de l’angoisse qui ne se taira jamais, parce que sa voix nous aide à créer, façonner des mondes et en détruisant les anciens. L’évidence de ce désir d’inscrire sa vie dans ce devenir qui nous précède toujours. On le suit. Il luit comme une lanterne, toujours avec des pans d’avance, mais qui éclaire un chemin au milieu des ténèbres. On le sait, «la conscience est en réalité une conscience de conscience, car pour être conscience du monde, la conscience doit aussi être conscience d’ellemême». Fathiya Tahiri, à travers une œuvre dense et complexe, a su faire de cette conscience une inconscience aussi pour que la liberté puisse trouver un terrain à ouvrir : «Je crée, je meurs, je ressuscite par amour, je crée, je meurs et je ressuscite encore et encore et toujours par amour. Je fais des cauchemars, je hurle et je sais que je suis vivante. Je peins et je sais que je suis vivante. Je sculpte et je sais que je suis libre. Libre comme le jour où je suis née», conclut l’artiste. 

 

 

 

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