Par R. K. Houdaïfa
Il est des vocations qui, pour éclore, empruntent des voies impénétrables. Celle de Abdoulaye Konaté pour l’art pictural jaillit dans le «sillage» quotidien d’un peintre populaire autodidacte de la ville. L’enfant Konaté, né en 1953 dans la région de Tombouctou, à quelque 300 km de Bamako la capitale, avait pris l’habitude de se rendre régulièrement dans l’atelier de Boubacar Koïta. C’est sans doute de cette fascinante flânerie que résulta son inclination pour la peinture. Ses parents ne s’opposaient pas aux plaisirs de son âge.
Lesquels consistaient désormais dans la contemplation insatiable des formes et des couleurs. Ainsi, employait-il également l’essentiel de son temps à côtoyer et à scruter les gestes des artisans, voire des tisserands, ou à s’émerveiller sur les motifs qui enjolivent les objets usuels. «À l’école, j’avais de bonnes notes en dessin et j’ai été encouragé par mes professeurs dans cette voie», se souvient-il. De fait, il prit sur lui-même de franchir les portes de l’Institut national des arts de Bamako. Doué comme il était, il n’eut aucune peine à décrocher brillamment son diplôme en 1976. Dès lors, il organise, avec Boubacar Koita et sur son petit coin de terre, sa première exhibition.
«Au nombre des œuvres exposées, il y avait quelques portraits de personnages connus dans la ville : un portrait de ma grand-mère et un autre de Pierre de Pinet, le docteur du coin; un homme au grand cœur qui a fait beaucoup pour la région. L’exposition était placée sous la présidence du commandant du cercle. C’était ma première exposition, mais c’était aussi la première exposition de ce genre dans l’histoire de la ville et de la région», raconte-t-il.
Ensuite, embauché pendant deux ans pour monter des expositions pour le musée de la capitale malienne, il remplit différents dossiers de bourse d’études… Cuba répond à son appel, il met les voiles vers l’Institut supérieur des arts plastiques de La Havane où il paracheva ses études (de 1978 à 1985). Là-bas, il fraye avec des peintres estimables tel Wifredo Lam. A Abdoulay Konaté, ce peintre proche des surréalistes aux compositions colorées et aux lignes marquées d’une dynamique mouvante, instille, comme une drogue douce, la passion des couleurs. Il fait ses gammes et développe ses centres d’intérêt personnels. Les techniques de juxtaposition des transparences de Rembrandt captent son attention et l’incitent à s’intéresser aux couleurs de la nuit; les muralistes mexicains - Diego Riviera, José Clemente Orozco - et l’art cinétique - Jesús Rafael Soto, Julio Le Parc, Carlos Cruz Diez - ont éduqué son goût et façonné son style.
Modernisme occidental et symbolique traditionnelle africaine
Formé auprès des tisserands maliens, puis des surréalistes cubains, à son retour en 1985, il peint des acryliques très colorées sur papier. Ensuite, il s’essaye aux installations, occupe de plus grands espaces - ce qui ne l'effraye point - et se réapproprie le textile de coton traditionnel malien d’abord, puis le bazin. Il fera du textile son principal matériau de création, d’autant qu’il lui offre beaucoup de possibilités, hormis qu’il soit aussi plus librement accessible à Bamako contrairement à l’acrylique ou la peinture à l’huile. On l’imagine dans son atelier, travaillant à même le sol; assemblant languette par languette de bazin, mises bout à bout et superposées; tâtonnant avec son nuancier de teintes pour composer une véritable partition de couleurs; façonnant sa figure stylisée; coudant sa composition…, parvenant à fabriquer des œuvres qui semblent flotter sur les murs, tremblant au moindre courant d’air. L’espace est plein, mais pas saturé.
«Abdoulaye Konaté produit des couleurs-mouvements qui vibrent autant à la verticale qu’à l’horizontale. La répétition alternée des coloris des lames de tissus, l’oscillation des timbres et des nuances, impulsent un rythme qui monte en douceur. Le résultat est somptueux sans clinquant, brillant sans vernis, bref une ‘toile’ apaisée et apaisante, sans concession au primitivisme», commente Yacouba Konaté, professeur de philosophie et l’un des intellectuels qui renouvelle le discours sur l’art contemporain africain. Une couleur domine toujours, puis viennent s’y fondre des camaïeux de bleu, de rouge, de vert, de noir. Les chaudes fixent le haut de la toile, et les froides, le bas. De haut en bas, on passe du foncé au clair. «C’est un plaisir intense pour moi de travailler les teintes, de voir surgir les nuances», aime-t-il à répéter. Plus gourmand de la couleur que Abdoulaye, tu meurs !
Un témoignage contre les crimes de l’humanité
L’ensemble constituant un univers chromatique tellement fascinant qu’il risque de détourner l’essentiel. «Je ne veux pas qu’on regarde d’abord le tissu. Je l’utilise comme une palette, parfois pour traiter de thèmes très violents. Je souhaite qu’on voie d’abord la couleur et le thème», insiste-t-il. Et à l’instar de Montaigne, Konaté se préoccupe essentiellement de l'humaine condition. Fétu (de paille) perdu dans l’immensité de l’univers, l’homme n’est épargné ni par les tremblements du temps (voir «Gris-gris pour Israël et la Palestine», qui évoque le conflit israélo-palestinien; «Génération biométrique», qui traite l’immigration; «Fruits de Tunisie, Bouazizi», qui remémore l’immolation de Mohamed Bouazizi), ni par son prochain qui l’asservit (voir «Hommage aux chasseurs du Mandé» ou «Bosnie, Rwanda, Angola»), l’exploite, le méprise.
«Je ne dirais pas que je suis un artiste engagé, mais je m’intéresse aux problèmes sociaux. Je vois la souffrance humaine. Généralement, les gens la traitent sous un angle politique, moi je la présente toujours sous un angle social», souligne-t-il. Du crime permanent perpétré par l’humanité contre elle-même avec ses paradigmes tels que le génocide, l’ethnocide, l’esclavage, Konaté témoigne dans son art, au travers de grands tableaux-sculptures composés de centaines de languettes de tissus formant d’attrayants dégradés, mais combien magnétisants.
* Du jeudi 17 juin au jeudi 29 juillet, à la Galerie 38, Casablanca