Salma El Moumni, Meryem Alaoui, Siham Benchekroun, et Tahar Ben Jelloun : une révélation et des plumes déjà distinguées, mais qui s'affirment une fois encore en tant que figures prédominantes sur notre échiquier littéraire. Si nous les avons mis en avant dans ce numéro, c’est parce que leurs écrits symbolisent une rentrée littéraire profondément influencée par les mutations de notre société. Ancrés fermement dans les débats les plus actuels, leurs textes dissèquent, scrutent, épuisent en les explorant, en les ridiculisant, ou en les transcendant, toutes les doctrines, qu'elles appartiennent au monde d'hier ou à celui en émergence. Elles s'inscrivent dans la conversation féministe du moment, mais les réduire à la question du patriarcat serait une simplification hâtive.
Par R. K. H.
Chacune d'elles s'attaque à cette problématique à sa manière, mais leur écriture et leurs préoccupations vont bien au-delà, en explorant ce que tant d'entre nous, hommes et femmes, ne peuvent plus endurer : la tyrannie. Cette rentrée littéraire se distingue par une profonde introspection du moi face à la domination exercée par des pouvoirs, qu'ils soient individuels ou ancrés dans des systèmes complexes. Qu'il s'agisse de tyrannies politiques, idéologiques ou religieuses, jamais autant de romans n'avaient simultanément plongé aussi profondément dans l'exploration de leur impact, qu'elles soient petites et insidieuses ou monstres brutales, sur l'individu, sur la formation de sa personnalité, de son parcours, de son intimité, de sa vie amoureuse - en somme, sur ce qui, jusqu'à présent, restait largement inexploré sous cet angle : la sphère privée. La littérature se présente comme l'espace de libération où l'on peut donner forme à une pensée complexe, où l'on peut trouver les mots justes pour dénoncer la violence telle qu'elle est réellement, et non pas telle qu'on nous pousse à la percevoir. Ce qui se manifeste ici et maintenant, c'est le désir de ne plus être dupes des diktats qui sont élaborés et diffusés à travers des récits bien ficelés.
En amants toutes
«Les amants de Casablanca» de Tahar Ben Jelloun offre une plongée captivante dans la vie conjugale au Maroc, mettant en lumière les complexités de la société marocaine moderne. La toile de fond de Casablanca, une métropole en perpétuel mouvement, devient le décor idéal pour explorer les destins d'un couple de la bourgeoisie contemporaine, Nabil et Lamia.
Ben Jelloun tisse habilement une histoire d'amour et de trahison, vue à travers les yeux de ces deux protagonistes contrastés. La narration alterne entre les points de vue, offrant ainsi une analyse perspicace des classes aisées du Maroc et de leur dynamique complexe. Les tensions entre tradition et modernité, richesse et ambition, sont habilement explorées.
L'auteur s'inspire clairement de la minisérie télévisée d'Ingmar Bergman, «Scènes de la vie conjugale», pour créer une histoire en dents de scie qui se déroule sur une décennie. C'est un portrait franc de la famille marocaine, où les liens familiaux sont puissants et parfois oppressants.
Ben Jelloun ne se retient pas de critiquer l'hypocrisie qui persiste dans la société marocaine, qu'il s'agisse des relations hors mariage, de l'homosexualité ou de la consommation d'alcool. Son écriture trahit son indignation face à des lois dépassées, tout en offrant une fenêtre sur les luttes silencieuses des femmes pour le changement social.
Finalement, «Les amants de Casablanca» nous rappelle le pouvoir de la littérature en tant que miroir de la société. Ben Jelloun, observateur perspicace, explore et dévoile ce que d'autres préféreraient taire. Son roman offre non seulement un divertissement captivant, mais incite également à la réflexion, rappelant aux lecteurs l'importance de voir au-delà de leur propre monde.
Du corps à l’ouvrage
«Adieu Tanger» de Salma El Moumni est un premier roman saisissant qui explore la réalité d'une adolescente marocaine en proie à un malaise profond lié à son corps. L'autrice plonge les lecteurs dans les rues de Tanger, où le corps de l'adolescente est constamment scruté, jugé et sifflé par les hommes. Le personnage principal tente de se distancier de son propre corps en le photographiant, mais elle se retrouve incapable de s'en détacher complètement.
Ce roman met en lumière la souffrance de la jeune femme face à l'agression constante, physique ou simplement par les regards des hommes, ainsi que le poids des normes sociales traditionnelles et l'absence de soutien de son père. Le récit se poursuit en France, où elle devient une étrangère et perd son enfance.
L'écriture de Salma El Moumni est le point fort du roman. Elle réussit à maintenir une tension constante, reflétant ainsi le malaise, la douleur, la révolte et l'impuissance du personnage principal. Même lorsque les choses semblent se calmer, la nostalgie prend le dessus. Alia, la protagoniste, semble condamnée à ne jamais trouver la paix.
Ce roman peut se dévorer sans interruption. Les lecteurs ressentent presque physiquement le malaise constant et la douleur du personnage principal. «Adieu Tanger» est un petit bijou de premier roman, superbement écrit, qui mérite l'attention de tous ceux qui recherchent une lecture profonde et captivante.
L’instant chaos
«Sweet Chaos» de Meryem Alaoui est un tour de force littéraire qui fait suite à son précédent succès, «La vérité sort de la bouche du cheval». Cette fois, l'autrice nous transporte dans le bouillonnement culturel de Brooklyn, où elle a vécu pendant deux ans. À travers une galerie de personnages fascinants et hauts en couleur, elle offre une expérience de lecture captivante.
Alaoui excelle dans l'art de créer des dialogues vivants et des personnages profonds, offrant au lecteur une immersion totale dans cet immeuble du quartier Pikes Low. L'écriture est dense, envoûtante et la musicalité des dialogues ajoute une couche supplémentaire de fascination à l'ensemble.
L'autrice explore des thèmes tels que le polyamour, la pansexualité et le consentement, tout en esquissant un portrait idéalisé de l'Amérique libérale, en contraste avec la réalité politique actuelle. Son regard sur New York, en particulier sur Brooklyn, révèle une appréciation profonde de la diversité culturelle et de la liberté d'expression qui caractérisent cette ville unique.
«Sweet Chaos» est un roman choral magnifiquement orchestré qui vous emporte dans un tourbillon d'histoires et de personnages. Meryem Alaoui continue de démontrer son talent littéraire et son pouvoir d'évocation, confirmant ainsi sa place parmi les auteurs à suivre de près. Un régal pour les amateurs de littérature contemporaine.
L’amour braque
Dans «J'avais si faim d'amour que je me suis fait des pâtes», Siham Benchekroun nous offre une satire piquante du monde du développement personnel. À travers le personnage de Symi, l'autrice décortique avec humour et perspicacité l'obsession contemporaine de l'amour de soi. Symi, tiraillée entre les attentes de sa famille et les idéaux d'indépendance, se lance dans une relation amoureuse avec elle-même, une démarche qui devient à la fois comique et absurde.
Benchekroun met en garde contre les vendeurs de bien-être qui promettent un bonheur perpétuel, rappelant que la vie est faite de hauts et de bas. Le roman, tout en nous faisant rire, nous invite à réfléchir sur notre quête incessante du bonheur et les promesses irréalistes qui y sont associées.
Avec une plume vive et percutante, Siham Benchekroun signe une œuvre incontournable qui offre un mélange réussi d'humour et de réflexion. «J'avais si faim d'amour que je me suis fait des pâtes» est un voyage littéraire à la fois drôle et enrichissant qui ne manquera pas de susciter des discussions animées.
(1) «Les amants de Casablanca», Tahar Ben Jelloun, Gallimard, 2023.
(2) «Adieu Tanger», Salma El Moumni, Grasset, 2023.
(3) «Sweet Chaos» de Meryem Alaoui, Gallimard, 2023.
(4) «J’avais si faim d’amour que je me suis fait des pâtes» de Siham Benchekroun, Librinova, 2023.